Ma première vraie job consistait à remplir des frigidaires de bière et d'eau gazeuse, des racks à chips, des présentoirs à bonbons vendus à l'unité. Je devais avoir douze ou treize ans. Une vingtaine d'heures par semaine. Bref, j'étais commis de dépanneur. Et, pour couronner le tout, je livrais de la bière et de petites commandes d'épicerie. Je faisais ça à pied. Le dépanneur n'était pas assez riche pour avoir un vélo.
Puis j'ai pris du galon. Je suis devenu crisseur de sacs au supermaché de mon quartier. Autrement dit j'étais commis à la caisse. Je remplissais les sacs et j'allais les porter aux voitures. Cela me donnait quelques pourboires, de quoi m'abreuver d'une quille ou dix au Gosier, bar que je fréquentais à l'époque. Cela finissait toujours par défoncer les poches de mon pantalon, toute cette menue monnaie. J'avais la technique pour recevoir du tips: un sourire, quelle belle journée aujourd'hui, hein, et hop par ici les beaux trente sous. Merci beaucoup. À la prochaine. Au revoir.
À tous les mardis soirs, après la fermeture, je lavais les planchers et les bécosses du supermarché avec deux autres camarades, dont l'un d'entre eux, appelons-le Jean, un cousin par alliance, qui me faisait rire comme pas un au travail.
Travailler avec Jean, c'était toujours super. Je savais que j'allais pas m'ennuyer et qu'il se passerait quelque chose. D'abord, il a la face qui porte à rire. C'est comme Olivier Guimond. Tu lui vois la face et tu ris, parce qu'il a le sens du comique quoi, quelque chose d'inné.
Les mardis soirs, Jean mettait le paquet pour faire rire.
Le bureau du boss surplombait le plancher. Monter au bureau, c'était vraiment monter chez Dieu et il fallait presque marcher sur la pointe des pieds. Évidemment, nous avions l'extrême privilège de pouvoir y aller pour vider les poubelles et nettoyer les bureaux.
Au Ciel, c'est-à-dire au bureau du boss, il y avait aussi un micro à travers lequel l'on pouvait lancer les ordres appropriés: un commis est demandé au département des fruits et légumes, à la boucherie, dans le stationnement, etc. Quand le boss était sur le plancher, sans le micro, il nous appelait tous Djo. «Djo, fais-ci, Djo, fais-ça!» Il ne nous appelait jamais par notre prénom, les minables commis, non, mais toujours Djo, juste Djo et jamais plus que Djo.
Jean brûlait d'essayer le micro ce soir-là. J'étais en bas, en train de passer la moppe quand, tout à coup, Jean fit résonner sa voix dans les hauts-parleurs.
-Enwèye Djo tabarnak! Ramasse la marde Djo! Torche la bolle Djo! Let's go Djo calice! Travaille hostie de Djo! disait Jean, au micro, en imitant la voix colérique du boss.
Je riais en saint-chrême, croyez-moi.
Mais mon rire se coupa d'un coup, tout net. Une clé tournait dans la serrure de la porte. Il faut dire que le boss nous enfermait dans le supermarché. S'il y avait eu un feu, nous aurions dû péter la vitrine pour sortir. Généralement, on ne le voyait pas avant huit heures. Ce soir-là, il était en avance. Et Jean, qui ne faisait que commencer son show, ne savait pas encore que le boss était entré.
-Enwèye Djo tabarnak! Ramasse la marde Djo! Torche la bolle Djo! Let's go Djo calice! Djoooooooooo!
-Qu'est-cé qu'tu fais là toé? lui hurla le boss.
Et là, Jean, dans un éclair de génie, continua au micro:
-One! Two! Testing! One! Two! Testing! Je suis en train de tester le micro, boss! One! Two! Testing!
La suite de l'histoire s'est passée au bar Ailleurs, un bar «heavy mental» de la rue Notre-Dame, où nous avons trinqué et rigolé tout en nous appelant Djo l'un et l'autre.
-Chu saoul en christ Djo!
-Moé 'ssi Djo!
Frérot,
RépondreEffacerIl y a des jours comme ça où tu me fais tellement rire que j'oublie qui tu es pour ne voir que celui qui sera un jour prochain lu de tous.
Vas-y Djo, t'es capable!
L'aîné