dimanche 31 août 2008

MA PORTE DE SHED


J'aime beaucoup écouter la radio. J'aime bien ma musique, mais je la connais plutôt bien. La radio, c'est comme partir à la découverte sans trop d'efforts. Un type derrière le micro commente ce qu'il fait jouer et je ne suis pas obligé de changer les disques ou de cliquer sur tel ou tel mp3. Évidemment, le ouèbe m'en donne des trilliards de fois plus. Et, du coup, c'est vrai, je n'écoute presque plus la radio. C'est évident que c'est un médium qui va disparaître dans la forme que l'on connaît en ce moment, une forme limitée, une formule banale.

Laissons-là ces réflexions sur le caractère transitoire des moyens de communication à l'ère numérique.

J'ai commencé à faire de la radio en 1997, à Labrador City. Je faisais le bulletin de nouvelles le matin et je faisais jouer des disques toute la journée et tourner les pubs. J'annonçais aussi le boeuf haché en spécial.

-Bonjour Labrador City! Il fait roux dehors ce matin, comme d'habitude, avec cette satanée poussière qui s'élève des mines. Le mercure indique 2 Celsius. Nous sommes le 5 juillet. Faites attention aux loups qui rôdent autour de ce troupeau de caribous qui encombre le stationnement du centre commercial. Et on enchaîne avec Un été à Montréal du groupe Dubmatique.

Je trippais funk cet été-là. Je me les gelais au Labrador. Les jours étaient longs et pluvieux. Les nuits frôlaient le point de congélation. Je comprenais pourquoi le Labrador portait le titre infâme de Cain's Land, la Terre de Caïn, auprès des mineurs et autres alcooliques locaux.

Pour me tenir au chaud, je devais boire des quantités astronomiques de Screetch, un rhum particulièrement apprécié des Newfies. Ce qui me désespérait encore plus du Labrador.

À la fin du mois d'août de cet été pourri, pâle comme une pinte de lait, avec des poches sous les yeux de nuits trop arrosées, conséquence directe d'un climat impossible et d'un ciel toujours roux comme un fond de short, j'ai quitté mon poste de directeur et homme à tout faire de la station. J'ai pris le train vers Sept-Îles et advienne que pourrira.

La chance était de mon côté. Comme je traînais à Québec à la recherche d'un poste de plongeur dans un restaurant, j'ai appris que j'avais obtenu le poste de directeur de la programmation pour CFOU, la radio des étudiants de l'Université du Québec à Twois-Ivièwes, ma ville natale.

J'étais d'autant plus content que j'avais initié le projet, en quelque sorte, en fondant un comité pour une radio étudiante à l'UQTR avec quelques étudiants en 1992. L'idée avait fait son chemin. Et voilà que par la bande je pourrais participer à concrétiser cette idée. Je ne laverais pas de la vaisselle à Québec, comme j'avais prévu de le faire. J'avais quitté une job sans savoir où je m'en allais et j'en trouvais une autre tout de suite, par un de ces hasards qui me font penser qu'il y a une bonne étoile pour moi.

Évidemment, j'arrivais dans un chaos épouvantable. La station allait diffuser sa première émission le premier lundi suivant mon embauche.

MOMENT HISTORIQUE: À LA FONDATION DE CFOU, HOSTIE, J'Y ÉTAIS!

Nous sommes jeudi. Il me reste trois jours. Et la grille de programmation n'est même pas complétée. Le matériel est rudimentaire. Peu de gens connaissent l'art de la mise en ondes. Je mise donc sur les Disc-Josckeys de Twois-Ivièwes, ratisse les bars à la recherche de bénévoles rares capables de faire groover cette foutue ville. Les didgés répondent à l'appel. Et le lundi, nous sommes en ondes, même si ça fait broche à foin.

Je passe toutes mes journées et toutes mes soirées à la station. Mes patrons sont des abrutis: des étudiants qui n'ont jamais eu de jobs d'été qui jouent aux patrons d'une multinationale. Je crois, avec raison, que ce sont des caves. Et je fonce, tête baissée, pour que ça groove, malgré les caves. J'ai déjà dix ans d'expérience dans le domaine du journalisme et des communications. Et je vais m'appliquer à m'en servir pour que l'on puisse faire de la bonne radio à Twois-Ivièwes.

Les premiers jours, c'est l'euphorie, décuplée par la rentrée scolaire, et ces premiers jours de mon été, qui commence vraiment. Je ne me les gèle plus au Labrador. Je me sens en Floride, c'est pas mêlant. Il fait beau et chaud. Le ciel est bleu. J'avais oublié que Twois-Ivièwes pouvait être une belle ville.

On reçoit des tas d'appels de types qui nous encouragent, nous émeuvent, nous disent qu'enfin nous sommes là pour changer de radio rock-matante et radio-rayons-lasers.

On entend de la musique du monde, à Twois-Ivièwes, du blues, du rock, du hiphop, du rap, du funk, n'importe quoi, comme s'il n'y avait plus de censure. Tout d'un coup. C'est une victoire et, bon sang, ça nous monte tous à la tête. Nous sommes les Beatles. Nous apportons la démesure et l'originalité à Twois-Ivièwes.Nous sommes des preux chevaliers en train de terrasser le dragon.

Au fond Léon, la pédale dans le fond. Tant qu'à être broche à foin, misons sur l'audace. Et sacrament, je la favorise cette audace, dans mes décisions, mes actes, mes paroles, sans pour autant négliger de produire des documents top niveau, avec une syntaxe impeccable, sans fautes d'orthographe -une grande première dans ce milieu...

Au lieu de vendre des sous-marins de la cafétéria, on vend de la pub aux tarifs de la radio commerciale, en adoptant leurs tactiques et en singeant leurs contrats de vente.

Un de ces soirs où je décide de rester chez-moi, pour me reposer, j'ouvre la radio pour écouter CFOU. Je faisais du travail à distance, en quelque sorte. Je tombe sur l'émission Ma porte de shed. D'un certain François, un gars de Nicolette, authentique, entier.

Je le revois, ce matin même, échevelé, encore perdu dans les vapes du joint qu'il avait fumé dans le stationnement. Je lui avais demandé s'il connaissait bien la mise en ondes et, comme il était déjà didgé, j'ai vu qu'il se débrouillerait bien.

-Suis la grille pour les bandes annonces et let's go man! C'est toé le pro, que j'ai dû lui dire.

Seul chez-moi, le même soir, je vais enfin assister à la première de Ma porte de shed.

François commence son émission avec un solo d'harmonica, qu'il joue lui-même au micro.

-Original, que je me dis.

Il joue Sweet Mathilda, un air célèbre du pays des kangourous. Aussitôt qu'il a terminé, il enchaîne.

-J'ai perdu ma blonde hier, mais je t'nais à lui jouer ça, rien que pour elle. La vie est chienne, hein? Ce serait niaiseux de dire que je l'aime quand même. Et j'l'aime quand même, même si c'est niaiseux.

Bon sang! Ça commence bien cette nouvelle émission...

François cesse de parler et enchaîne avec des chansons: Ma porte de shed, de Plume Latraverse, Toujours un bum, de Cassonade et Le freak de Montréal, du groupe Aut'chose.

Excellent. Ça groove.

François revient au micro.

-J'sors souvent dans les bars, ici, à Trois-Rivières, et j'trouve que les gens sont faux-nez et faux-culs. Ça lève le nez sur toé, juste parce que tu viens d'Nicolette. L'autre soir j'suis sorti au Bibob et c'était plein de p'tits-bourgeois snobs qui avaient le petit doigt en l'air devant des peintures lettes comme un chien mort depuis deux mois...

Le Bibob! me dis-je en moi-même... Un commanditaire de la station! Gulp...

-Ouin, c'est faux-cul au Bibob. J'n'aime pas aller au Bibob. J'vous déconseille d'aller au Bibob. Le Bibob c'est plate. Le Bibob c'est pour les ceusses qui s'prennent pour d'autres! Pouah le Bibob!!!

Pas besoin de vous dire que je faisais des bulles à chaque fois qu'il mentionnait le Bibob...

-À part de ça, mon p'tit neveu Kevin sait plus dessiner qu'eux autres. I' savent pas peindre ni dessiner, c'est ben évident. Pis c'monde-là j'venais pour leur parler, leur dire bonjour, comment ça va pis qu'est-ce que tu penses d'la vie, d'la mort, d'l'amour... Rien! I' m'disaient rien. Comme si j'existais pas. C'est-tu parce que j'viens d'Nicolette, hein? Viârge qu'le monde est snob à Trois-Rivières, et pas juste au Bibob, partout!

Et il se met, bien sûr, à nommer tous nos commanditaires. Et il ne s'en prend plus qu'aux bars, mais aussi aux restaurants, à un centre de photocopie, un libraire, un marchand de disques usagés, tous commanditaires de la station qui, je vous le rappelle, n'en est qu'à ses débuts.

Je freak un peu. Et plus je freak, plus je l'écoute, son émission, comme jamais je n'en avais écouté une auparavant.

Et François fait tourner d'autres chansons de Charlebois, Dubois, Desjardins, La Bottine souriante... Très Québécois, ce François. Il ne lui reste plus que cinq minutes de mise en ondes.
Il revient au micro pour sa conclusion.

-En tout cas... J'changerai pas l'monde. Que voulez-vous qu'on fasse? Je r'pense à Mathilda, ma douce Mathilde, une fille de Ste-Clothilde, belle comme le jour, même la nuit. J'vois ben que tout ça mène nulle part. La radio? Non. J'n'en ferai plus. C'était ma première et dernière émission. Pis ça s'appelait Ma porte de shed.

Et là, François empoigne son harmonica et termine sur Sweet Mathilda, en fondu, enchaînant avec le bloc de pubs.

Je suis émerveillé, vraiment.

J'en pleure presque.

Ce type qui fait sa première et dernière émission ne sait pas qu'il a fait, rien que pour moi, la meilleure émission de radio que j'aie écoutée de toute ma vie.

Aujourd'hui encore, j'y reviens. Et j'y reviendrai toujours.

Comme quoi ce n'est pas la durée qui juge le mieux d'un talent, mais son effet à long terme.

J'ai écouté des tas d'émissions de radio dans ma vie dont je ne me souviens plus du tout.

Pourtant, je n'oublierai jamais Ma porte de shed, à CFOU, animé par François, un gars de Nicolette que je n'ai jamais revu ni rentendu.

1 commentaire:

  1. Shed some light !

    Merci Gaétan !

    On a tous de grands moments divins comme ça dans la vie. Ils faut qu'ils passent ces moments, il faut savoir les encadrer, pour ensuite les regarder sans cadre, pour qu'ils fusionnent avec le reste de notre grande demeure, de demeurés. Demeurés, restés accrochés au cadre de nos belles vies qui puent le swing des souvenirs repassés.

    Benoit de Drummondville

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