« Regardez les oiseaux du Ciel, Mon Père ne les nourrit-il pas ? »
J’ai mis les pieds sur les trottoirs de Thunder Bay au beau milieu de la nuit, en septembre ‘93. L’automne était arrivé avant moi et le vent soufflait sur la rive Nord du Lac Supérieur. Je revenais d’une longue randonnée en auto-stop qui m’avait conduit de l’Alaska jusqu’à cette portion de l’Ontario.
J’étais fourbu, courbaturé par les nuits passées sous la tente, sous les arbres et sous les toits rouillés des granges abandonnées. Mon visage était halé par les longues attentes, le pouce tendu, sous le soleil des grandes prairies de l’Ouest canadien. Mes pieds gonflés d’ampoules me faisaient souffrir. Mon but était simple : rentrer au Québec aussitôt que possible pour revoir ma famille et mes amis. Toutefois, je ne me sentais plus la force d’aller plus loin. Je n’avais plus un sou, qui plus est, et le mauvais sort m’obligeait à faire une escale sur les berges du Lac Supérieur, dans une ville inconnue où je devais trouver du fric afin de poursuivre mon voyage.
Il était quatre heures du matin. J’étais cassé. Il ne me restait plus qu’à trouver le refuge de l’Armée du Salut, lieu de pèlerinage forcé des vagabonds de mon espèce, afin d’y trouver un endroit où je pourrais crécher jusqu’à ce que j’aie réuni quelques billets verts.
L’Hostel for Men de la Salvation Army était situé à l’autre bout de la ville, par comble de malchance. Je dus marcher pendant trois heures, sur mes pieds endoloris, sous la pluie froide, en me demandant ce que j’avais fait au Ciel pour mériter ce destin de merde.
J’ai atteint le refuge vers l’aurore. Le préposé à l’accueil de la Sally, diminutif que les Anglais emploient pour prêter à la Salvation Army un prénom féminin moins martial, ressemblait à un lutteur de la WWF. Il me fit comprendre, ce malabar, que les dortoirs étaient fermés durant le jour. J’aurais tout de même droit au déjeuner, au dîner et au souper, d’ici à ce que j’obtienne l’autorisation de m’étendre sur un lit pour dormir d’un sommeil de brute.
Je me suis joint à la file des vagabonds pour manger quelque chose, histoire de me retaper. Puis, après avoir pris une douche, je me suis installé dans le living room, le seul lieu où il m’était possible de m’offrir un petit roupillon pour reposer ma tête et mes pieds.
Les yeux mi-clos par la fatigue, adoptant involontairement l’attitude des moines bouddhistes, je regardais mes compagnons de misère à travers la brume de mon demi-sommeil. Il y avait là une tribu bigarrée de pauvres types. J’hésitais à me reconnaître l’un deux, par orgueil, même si j’avais une mine aussi patibulaire que la leur. Mon passage à la Sally était le résultat de circonstances atténuantes. Je n’étais pas « comme eux », je ne pouvais pas être « comme eux »… Il faut être dedans pour se rendre compte que la solidarité n’est pas une raison de partager la même misère…
Parmi tous les naufragés du refuge, il y avait un vieil autochtone tout à fait répugnant. Sa barbe, longue de plusieurs jours, ornait un visage durement marqué par une paralysie faciale. Il portait un tee-shirt trop petit pour son ventre couvert de vergetures. Un rond de pipi traversait son pantalon bleu pâle, retenu par une corde. Et comme si la vie n’avait pas été assez dégueulasse avec lui, il boitait. Sa laideur, sa démarche maladroite, sa puanteur, sa pauvreté, ses mouvements brusques et incertains, sa seule main opérationnelle qui tremblait sans arrêt: c’était trop pour me faire croire qu’il y avait au Ciel un Dieu noble et bon.
Il s’appelait Tom, à ce que l’on m’a dit. Mais tous les pensionnaires l’appelaient Get Lost, c’est-à-dire Fous-le-camp… Il faut dire de Tom qu’il passait son temps à quémander des cigarettes. Comme personne ne lui en donnait, Tom farfouillait dans les cendriers pour extraire un peu de tabac des mégots. Il réussissait à se rouler une cigarette malgré sa seule main vaillante, grâce à une technique qui lui était propre, tout en étant malpropre…
Vers neuf heures du matin, un officier de l’Armée du Salut, déguisé en général de garde paroissiale, vint nous prier de sortir, le temps que le concierge fasse le ménage. Je me suis joint à la cohorte des réprouvés sociaux pour prendre un peu d’air, clignant des yeux sous le soleil qui perçait les nuages. Mes pieds me faisaient mal, mais je n’avais pas envie de demeurer parmi les miséreux plus longtemps. J’ai donc marché jusqu’au centre-ville, histoire de découvrir Thunder Bay. Comme il me restait juste assez d’argent pour prendre un café, je me suis arrêté au Shopping Mall.
Je sirotais mon café, les yeux rougis par cette nuit d’auto-stop, lorsque je revis Tom, alias Get-Lost, qui traînait sa lourde carcasse. Il plongeait sa main valide dans les cendriers pour récupérer du tabac, qu’il mettait dans un petit sac de plastique.
Devant ce spectacle aussi désolant, je finis par me lever afin de poursuivre ma promenade. J’avais eu plus que ma ration de misère ce jour-là et j’avais besoin de rêver. Après avoir fait une courte halte à la bibliothèque municipale, histoire de poursuivre mon éducation, je pris la direction d’un parc d’où je pouvais voir le lac Supérieur s’étendre à perte de vue devant mes pensées sombres.
Tom Get-Lost m’y attendait… Décidément, je le voyais partout !
Une multitude de goélands poussaient leurs cris plaintifs tout en tourbillonnant autour de Tom. Le vieux crotté leur jetait du pain tout en leur parlant en ces termes :
-Eat, my poor seagulls… Good Lord ! Eat as much as you can !
Devant ce spectacle, je ne savais toujours pas si Dieu existait. J’ai conclu que Tom Get-Lost, quoi qu’on en dise, le représentait sur terre.
« Regardez ces oiseaux du Ciel, Tom Get-Lost ne les nourrit-il pas ? »
Merci mon frère l'Indien. Megwe'tch...
Très beau texte! Quand on méprise la Terre, seul l'Indien nous rapproche du Ciel.
RépondreEffacerFrérot