Jack London m'a suivi dans la majeure partie de ma jeunesse. Il était mon meilleur camarade.
Comme lui, j'ai d'abord cru en moi-même. On me pardonnera mon narcissisme de jeunesse, mais je me pensais nettement supérieur à tout. Tout me réussissait ou presque. À l'école, je tapais des scores presque parfaits dans toutes les matières. Et puis je travaillais depuis déjà un bon bout de temps. D'abord à déneiger les entrées de cour et les stationnements. Puis dans un dépanneur tellement cassé qu'on livrait la bière à pieds.
Je suis entré au Collège Laflèche en 1985. C'est un collège privé. Je pouvais me le payer avec les sous que je gagnais à titre de «crisseur de sacs» dans un supermarché -expression qui signifie que je crissais toutes les commandes qui passaient à la caisse dans des sacs. J'habitais encore chez mes parents à cette époque. Je réussissais relativement à joindre les deux bouts et me voyais devenir avocat pour réellement défendre la veuve et l'orphelin.
J'ai été accepté à la faculté de droit de l'Université Laval suite à cela. Très peu d'entre nous furent acceptés à la faculté de droit de l'UL parmi ceux qui fréquentaient avec moi le collège. Il fallait avoir plus de 85% de moyenne et c'était mon cas. Je me croyais donc privilégié. Je me distinguais de la masse. Comme Jack London, j'étais le type qui sortait de la pauvreté et de l'ignorance par ses propres moyens, sans l'aide de personne. Je me sentais fier, dynamique, bref un vrai surhomme nietzschéen, un dieu, un futur avocat, un type qui a pleinement réussi...
Puis j'arrive à l'Université. Je demande un prêt pour payer mes livres et ma session d'études. Un prêt que j'obtiens et qui disparaît aussitôt tellement les études en droit coûtent cher.
La bourse ne vient jamais. J'ai travaillé donc j'ai trop d'argent. Et puis mes parents devraient me donner 10 000$ selon leur rapport d'impôt pour financer mes études. C'est ce qu'on me dit au Ministère de l'Éducation du Québec (MEQ). On me propose même de les poursuivre en cour... Mes parents ont quatre enfants et n'ont même pas l'équivalent d'un secondaire deux. Bien qu'ils ne soient plus à la maison, ils les aident autant qu'ils le peuvent. Cependant leur pouvoir est limité. Ma mère ne peut plus travailler en raison d'une maladie. Mon père, qui travaille à l'usine d'aluminium Reynold's du Cap-de-la-Madeleine, est encore une fois en grève. Au MEQ, les calculs sont basés sur l'année d'imposition précédente, jamais sur la situation en cours. Donc, je suis cassé et dois trouver du travail au plus sacrant pour payer mes études.
C'est là que je deviens préposé aux bénéficiaires au Centre hospitalier de l'Université Laval. J'ai dix-neuf ans. J'effectue des remplacements de jour comme de nuit sur à peu près tous les départements, de l'Urgence à la psychiatrie, en passant par le bloc opératoire, les soins intensifs, les soins coronariens, etc.
Je me revois à cette époque de retour d'un quart de travail de nuit. Il est neuf heures du matin. Je dors sur mon bureau dans un auditorium où l'on parle d'emphytéose et de procédures civiles. Mes camarades de la faculté, des gosses de riches pour la plupart, ne comprennent pas pourquoi je travaille en même temps que je fais mon droit.
-Mes parents m'ont payé mon cours... Mon père est juge... Ma mère architecte... que j'entends ça et là.
Je ne sais trop quoi leur répondre. D'abord je ne me vante pas de provenir d'un milieu pauvre. Je cache ça comme une maladie honteuse parmi tous ces petits et grands bourgeois. Je me dis que je vais quand même y arriver et qu'un jour je serai avocat pour les révolutionnaires ou bien pour la CSN... Lis. Apprends. Patiente...
Je continue deux ou trois mois à un rythme de fou. Je me rends jusqu'aux examens où je poche deux cours pour la première fois de ma vie.
Jack London et Nietzsche prennent une crisse de débarque dans ma tête. Je les ai déjà remplacés par Trotsky et Kropotkine. Je sens que je n'y arriverai pas tout seul, contrairement à ce que je croyais d'abord, et que je n'aurai pas d'aide des bourgeois quoi que je fasse.
Mon destin est irrémédiablement lié à celui de ma classe sociale. Il n'y a pas de place pour les pauvres à l'université. Aussi les gens ont bien raison de croire que ce sont tous des enfants gâtés ou bien des petits bourgeois qui vont à l'université. Comment pourrait-il en être autrement? La grande majorité des enfants du peuple ne s'y rendront jamais. On leur signifiera toujours qu'il vaut mieux pour eux de manier la pelle et la brouette...
J'ai fini par quitter mes études de droit, évidemment. Je me suis dit, comme les camarades des années '70, que j'allais plutôt devenir un intellectuel autodidacte qui servirait la révolution sur mon milieu de travail comme dans la rue.
J'ai continué à torcher des culs à l'hôpital. Puis j'ai adhéré à un groupuscule marxiste révolutionnaire d'obédience trotskiste. Au lieu de lire La Presse et Le Devoir, je me suis mis à écrire dans Combat Socialiste, Barricades et Rebelles...
Je fus de toutes les luttes et de tous les combats ces années-là. Je suis passé du trotskisme à l'anarchisme, par refus de la fameuse méthode dite de la «dictature du prolétariat». Toute dictature me dégueule, à droite comme à gauche. Et l'anarchie donnait presque corps et âme à cette idée.
Malheureusement, j'ai trouvé que mon petit groupe anarchiste était trop bien ordonné pour critiquer l'ordre social. Ça sentait le curé ou le maoïste nouveau genre.
J'ai quitté Québec en 1989 pour revenir aux études à la faculté de philosophie de l'Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). J'ai refait une demande aux prêts et bourses. J'ai reçu un prêt mais pas de bourse parce que j'avais trop travaillé...
Donc, j'étais une fois de plus cassé. Heureusement que mon grand chum Frank Bill Bull m'a trouvé un job de concierge dans l'université que je fréquentais. Alors je me suis mis à laver les chiottes dans lesquelles les fils à papa et autres filles à moman chiaient et pissaient. Cela me rappelait que je provenais de la basse classe.
J'ai continué de travailler dans le domaine des soins de santé par la suite pour finalement obtenir mon baccalauréat en philosophie deux ans et demi plus tard.
Je me suis inscrit à la maîtrise, sachant que c'était nécessaire de le faire pour pouvoir enseigner...
Puis je n'ai pas été capable de poursuivre plus loin. Combiner le travail auprès des malades, les études et la vie sociale était devenu impossible. J'ai craqué.
J'ai tout sacré ça là un matin de mars pour m'abandonner à un road trip qui me mena au Yukon puis en Alaska.
Je ne suis pas meilleur qu'un autre. Mais je veux qu'on tienne compte de mon témoignage si jamais l'on tient des états généraux sur l'accessibilité à l'éducation.
Je considère que l'éducation n'est ni gratuite, ni accessible pour le peuple. Seuls les enfants des riches et quelques rares fils et filles du peuple vont sortir de l'université avec un diplôme. On tient à ce que l'argent régule tout et l'argent vit et croît dans l'injustice sociale.
J'étais parmi les cinq meilleurs élèves de mon école. Je n'ai bénéficié d'aucun support, contrairement à des joueurs de hockey scolaire, par exemple. Et je me suis planté, comme des milliers, des millions d'autres...
Tout ça en grande partie à cause de l'hostie d'argent sale.
J'en conclus, comme naguère, qu'il faut consacrer une bonne part de mes énergies à renverser ce système pourri.
Et maintenant où j'en suis, comme je le pensais à vingt ans, je crie plus fort que jamais
VIVE LA RÉVOLUTION!
Tu as le devoir de remettre cela au Devoir. D'une clarté impeccable où comment est cultivé l'illusion de parité d'accès, pour les jeunes, à l'Éducation Supérieure selon la classe sociale de provenance. Le foutoir de merde qu'est le système de prêts et bourses est une honte sans borne, dans sa façon de vous endetter à outrance sans grande possibilité d'ouverture sur le marché du travail. La claque elle est double, ta naissance pas du bon bord de la ville et continuer à payer pour avoir essayer malgré tout de t'en sortir, juste correctement.
RépondreEffacerNous y serons cette après-midi, pour vous tous et en super forme d'en découdre!
Pis présente-toi la "fegure" mon enfant de chienne de Gendron, tu vas voir que notre passé va te faire mal en sacrament!
Bin, j'admire, moi. Chapeau bas, Monsieur, et respect !
RépondreEffacerFaudrait vraiment foutre ça à bas, ce foutu système de reproduction des "élites".
MakesmewonderHum: J'ai suivi ton conseil, bien que je doute de voir publier un texte bourré d'expressions tirées de la langue des pauvres. On verra bien...
RépondreEffacerAnne des ocreries: La lutte continue. Et comme dirait votre Mélenchon-Machin, le socialisme c'est fait pour faire peur aux requins de la finance et il ne faut pas craindre de passer pour dangereux puisque c'est l'effet escompté. Il y a maintenant au Québec le germe vivant d'une authentique révolution sociale. Le fascisme ne passera pas ici, no fucking way!