Le studio de production numéro 4 était plein à craquer. On avait dû refuser l'entrée à plus de deux cents personnes qui souhaitaient tous assister à l'enregistrement de Tout le monde est content, la célèbre émission animée par Julien Bécile et diffusée tous les dimanches soirs à Télé-Belle-Province.
Il y avait foule puisqu'on recevait un certain monsieur Adolf Hitler parmi les invités. L'homme n'avait jamais été pris au sérieux en Allemagne jusqu'à ce qu'il obtienne plus du tiers des votes lors des dernières élections au Reichstag. Ce petit agitateur des tavernes munichoises qui ne buvait pas d'alcool s'affichait en tant que végétarien et non-fumeur. Il aurait souhaité devenir architecte mais avait été confiné à exécuter des aquarelles pour les touristes afin de gagner son obole. Il avait émergé de la masse à la faveur du mouvement Pegida qui souhaitait sortir tous les immigrés d'Allemagne. Sa mèche de cheveux sur le front et sa petit moustache de jazzman des années '20 étaient presque devenues des emblèmes nationaux pour bon nombre de Teutons.
Il était d'autant plus jouissif de le rencontrer qu'il y avait un bon nombre de gens dans la colonie pour partager cette forme toute particulière de nationalisme qui n'avait rien à voir avec les bisounours. Monsieur Hitler avait des idées bien arrêtées sur l'immigration, l'homosexualité et l'Allemagne aux Wisigoths.
Quelques intellectuels de la Belle Province avaient crié au meurtre à l'idée d'accorder une tribune à monsieur Hitler. Pourtant, l'homme était apprécié par une partie importante de l'électorat allemand. Cela ne faisait que démontrer le caractère très femellisant de ce petit peuple québécois incapable de débattre.
Julien Bécile et bon nombre de professionnels des médias allaient leur montrer qu'ils ne craignaient pas la controverse.
Enfin! Laissons là cette entrée en matière puisque l'émission débute. Si je me perds en digressions, je n'aurai jamais le temps de vous fournir une transcription digne de ce nom.
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Julien Bécile: Bonsoir mesdames et messieurs. Notre premier invité, ce soir, à Tout le monde est content, vient de remporter près du tiers des suffrages en Allemagne. Décrié hier comme étant un raciste notoire, un fasciste même, il tient plutôt à se présenter comme un homme fier de sa patrie, un patriote pour tout dire qui aime profondément son peuple... Vous l'aurez deviné, donc, nous recevons ce soir monsieur Adolf Hitler.
(Tonnerre d'applaudissements. Certains membres de l'assistance scande son prénom. L'animateur fait jouer La chevauchée des Walkyries de Richard Wagner tandis que Hitler s'avance sur le plateau pour s'asseoir sur le fauteuil qui lui est attribué. Il porte une redingote noire avec des boutons de manchettes dorés. Sa petite moustache scintille sous les projecteurs. Il fait des clins d'oeil complices aux gens dans l'assistance.)
Hitler: Sieg heil!
Julien Bécile: Heil Hitler. Bonjour monsieur Hitler...
(Évidemment, Hitler ne parle que l'allemand le plus pur qui soit et ne s'exprime dans aucune autre langue. Un interprète se charge de la traduction simultanée que je reproduis ici.)
Hitler: Bonjour. Je suis enchanté d'être ici. Je sens que les Québécois comprennent ce que veut dire le Québec aux Québécois, haha!
(Tonnerre d'applaudissements. L'animateur fait jouer Je l'aime mon pays je l'aime.)
Julien Bécile: Monsieur Hitler, on a dit de vous les pires insanités. On dit que vous êtes raciste, que vous allez déclencher la guerre, le choléra et la peste bubonique.
(Petits rires sardoniques dans l'assistance.) Est-ce vrai?
Hitler: Nein! Pas du tout! Le programme de mon parti vise essentiellement à protéger notre patrie des ravages du multiculturalisme et de la mondialisation. Nous prévoyons établir un programme d'allocations familiales pour les femmes allemandes dans le besoin. Tout Allemand pourra aussi bénéficier d'un mois de vacances par année... Nous investirons dans des colonies de vacances où tout jeune Allemand pourra profiter des bienfaits de la nature, et pas seulement les enfants des riches et autres banquiers sionistes...
Julien Bécile: Vous avez dit aussi que vous fermeriez les mosquées et les synagogues...
Hitler: Oh! Vous savez, nos ennemis aiment nous décrire comme des bourreaux et trouveraient n'importe quoi pour nous noircir, tout simplement parce qu'ils craignent de perdre leurs petits privilèges. Or, il est grand temps que le peuple allemand soit priorisé. Il est grand temps de mettre un frein à l'immigration et aux politiques qui discriminent les Allemands de souche... Nous ne pouvons plus continuer comme ça et nos ennemis le savent... Ils le savent d'autant plus que nous allons de victoires en victoires depuis les derniers mois et qu'il est devenu à peu près certain que notre parti prendra le pouvoir d'ici la fin de l'année...
Julien Bécile: On dit aussi que vous aimez l'opéra...
Hitler: Oui. Surtout les oeuvres de Richard Wagner. Rien ne me détend plus que d'écouter
Parsifal pour me reposer des fausses accusations de mes adversaires...
Julien Bécile: Êtes-vous fasciste?
Hitler: Ce ne sont que des mots tout ça! Des mots utilisés par les bisounours qui camouflent la réalité dramatique vécue par mes compatriotes dans le but de les éloigner d'une solution finale digne de ce nom... Fasciste? Qu'est-ce que le fascisme, dites-moi? Vouloir des allocations familiales pour les femmes au foyer dans le besoin? Demander des vacances pour tout les Allemands? Soyons sérieux! Nous ne sommes pas contre qui que ce soit. Nous sommes pour nous, pour les Allemands bien Allemands! Avons-nous le droit de vivre nous aussi?
(Tonnerre d'applaudissements. L'assistance scande encore le prénom de Hitler en se tapant dans les mains. Hitler leur fait quelques clins d'oeil malicieux. L'animateur Julien Bécile savoure ce grand moment de télévision.)
Julien Bécile: Êtes-vous marié? Il semblerait que vous soyez le célibataire le plus en demande de toute l'Allemagne...
Hitler: Oh! Vous savez, j'ai peu de temps pour les amourettes... Je mène mon combat, mein kampf comme vous le savez si bien... Je passe beaucoup de temps en famille et m'occupe surtout de l'éducation de ma nièce dans mes temps libres... C'est une très jolie fille vous savez et je dois lui trouver un prétendant propre de sa personne, non-fumeur et végétarien...
Julien Bécile: Justement, on dit aussi que vous êtes non-fumeur, végétarien et que vous ne buvez aucune goutte d'alcool...
Hitler: C'est vrai. Et j'aime beaucoup la compagnie des chiens. Je milite activement contre la cruauté faite aux chiens... Je ne peux pas tolérer que des hommes sans âme ni conscience torturent ces petites bêtes qui sont les meilleurs amis de l'homme... Si je suis élu, j'enverrai cette racaille dans des camps de travail pour protéger la communauté de ces saligauds!
(La foule applaudit. On lui présente un petit caniche. Hitler lui caresse la tête en esquissant un sourire empreint de tendresse et de compassion.)
Julien Bécile: Monsieur Hitler. Ce fût un plaisir que de vous recevoir. Mais avant de vous en aller, mon collègue Gérald, le clown de service devant vous, souhaiterait vous remettre une carte. Elle vous sera traduite, évidemment...
Hitler: Vielen Dank, Herr Gérald...
Gérald: Je vais vous la lire mein Herr... C'est écrit: Quand vous serez Führer j'espère que vous ferez fureur. S'il y avait plus de gens comme vous au Québec nous passerions de belles vacances!
Hitler: Ha! Ha! Ha! Très bon!!!
Gérald: Ha! Ha! Ha!
Julien Bécile: Ha! Ha! Ha!
L'assistance: Ha! Ha! Ha!
Les téléspectateurs: Ha! Ha! Ha!
Rideaux...