lundi 26 avril 2010

Philosophie

La lumière n'était pas tamisée puisqu'il faisait clairement soleil. Et comme tout se passait à l'extérieur, sur une terrasse sans nulle forme de parasol, eh bien l'ombre était sous nos pieds bien plus que sur nos visages. Par conséquent, on peut dire que c'était une belle journée.

Nous étions trois, encore que nous aurions pu facilement être cinq puisqu'il y avait encore deux chaises de parterre disponibles. Deux chaises en plastique qui brisent à rien. On s'écrase un petit cul d'à peine deux cent cinquante livres sur une de ces chaises cuites au soleil et voilà que l'on se retrouve postérieur au sol avec de la garnote dans la raie culière.

Le fait demeure que nous étions trois, à défaut d'être plus nombreux, que c'était une belle journée et que surtout nous parlions de tout et de rien. Autour d'une bonne bière fraîche bue dans une bouteille bien opaque pour l'empêcher de sentir le jus de moufette.

Je ne disais rien cette fois-là. Je suis d'habitude plus volubile. Mais il m'arrive d'être refermé comme une huître. Surtout après l'inhalation ou l'ingestion de quelques trucs pour humain blasé qui veut retrouver sa joie de vivre et perdre ses satanées inhibitions de crétin.

Les deux autres parlaient un peu plus que moi parce que d'habitude ils ne disaient jamais un mot. D'habitude, c'est du matin au soir. Pendant les premières heures de la gueule de bois. Après quelques aspirines, ils se croyaient universitaires parce qu'ils se saoulaient comme tous les autres universitaires, hormis Lafond et deux ou trois inconnus. Lafond qu'on ne connaissait pas plus qu'il faut. Juste un nom que l'on entendait à la fac lors des séances de prise de présence.

-Lafond!

-'est moé, qu'on entendait, dans le fond de la classe.

Et comme il y avait toujours la grosse Simone devant lui, on ne l'a jamais vraiment vu. Mais on savait qu'il ne buvait que de l'eau et lisait Kant tous les jours.

Nous, on lisait seulement ce qui était digne d'intérêt, des auteurs chinois loufoques, des cyniques grecs, Charles Bukowski et le marquis de Sade. Kant manquait d'imagination et on croyait que c'était non seulement un auteur ennuyant, mais surtout un auteur vide, qui a mené une vie vide et dont toute l'expression de la philosophie n'est que de la logorrhée, du vomi mental qui ne vaut pas n'importe quelle phrase du premier Chinois ou Apache venu.

Je ne parlais pas, sur la terrasse, et je buvais ma Molson Ex en toute quiétude tandis que mes comparses s'égosillaient sur leur conception de la philosophie qui, fondamentalement, se rapprochait de la mienne. Il me faut ajouter que mes deux compagnons de faculté avaient les facultés affaiblies. Ils en avaient soupé de la chose en soi, de la chaise, de la dialectique et de tout ce verbiage de curés qui s'ignorent.

-Il faut goûter à la substantifique moëlle de la vie! hurla Aucoin après s'être callé deux autres bières. Aucoin qui était tout un as de l'ivrognerie lui aussi. Et grand lecteur de livres intéressants. Ce qui fait qu'il s'entendait mal avec ces triples buzes qui lisent des livres ennuyants et veulent ensuite vous les rentrer en travers de la gorge, juste pour vous emmerder avec du prêchi-prêcha de lopette intellectuelle.

-J'ai lu Sartre et j'aurais mieux fait de me crosser, répliqua Gontran. Gontran qui était gros et grand et lui aussi grand lecteur de trucs inutiles, comme les romans de Henry Miller ou bien les divagations de Rimbaud.

Hommes à femmes tous les trois, j'oubliais de dire que pas un livre de philo ne pouvait battre de belles paires de chair à la rotondité parfaite, munies de muqueuses, de rêves et de parfums exotiques. Ce qui fait qu'on trouvait le temps long et qu'on buvait, dans l'attente de la prochaine aventure, pour que la vie vaille la peine d'être vue, ressentie et vécue dans sa chair comme dans son âme.

Les prolégomènes de la pensée pure étaient un supplice à nos yeux de bons vivants.

-La philosophie, calice, c'est pas juste l'héritage des grecs pis des romains sacrament! ajouta l'Aucoin, juste pour mieux digérer sa bière.

-On nous a pas raconté une ligne sur la philosophie des Iroquois, des Algonquins, des Sioux, des Navajos, des Aztèques, des Hindous, des Éthiopiens, des Chinois, des Azerbaïdjanais et des Newfies! Quand je lis des contes zen, tabarnak, j'ai l'impression d'apprendre quelque chose!

Gontran était un peu bouddhiste sur les bords, mais pas trop. Il n'était pas du genre à léviter trop longtemps.

Oui, nous étions coincés à l'université, dans une pensée un peu stérile, en stucco gréco-romain, où des demi-alphabètes nous ressassaient leurs notes de cours d'il y a vingt-cinq ans, du temps où les étudiants ne prenaient plus de notes de cours...

Les chaises de plastique allaient encore briser ce jour-là sur nos gros culs philosophiques. Aucoin allait tomber dans les fleurs du jardin. Gontran s'endormirait dans les chiotes du bar où j'irais le récupérer à trois heures du matin, avec ses lunettes qui flotteraient dans l'urinoir parmi les pastilles camphrées.

Quant à moi, ciboire, eh bien je jouerais de l'harmonica, tout simplement, pour ne plus me casser la tête avec des conneries.

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