Mon frère aîné m'a laissé un livre de Jim Harrison hier. Il s'intitule Aventures d'un gourmand vagabond. Je ne l'ai pas encore ouvert mais ne tarderai certainement pas à le faire. Il faut dire que le titre colle très bien à ce que je suis: gourmand et vagabond, pour ne pas dire bohémien. Encore que ma bohème soit du temps où j'avais vingt ans. J'en parle aujourd'hui comme la chanterait Aznavour. Pour ce qui est de la gourmandise, c'est une autre affaire. Elle est toujours là, mais s'exprime autrement. Vieillesse oblige...
Tout jeune, j'étais probablement un goinfre. Mes parents, malgré tous les soucis que pouvaient représenter le fait de nous outrenourrir, n'avaient pas moins cette fierté d'avoir de grands garçons à la peau rose et aux muscles saillants.
-On n'a pas de char, disait souvent mon père, mais chez-nous l'frigidaire est toujours plein!
Et c'est vrai qu'il était plein, le frigidaire. Surtout le jeudi, le jour de la paie qui correspondait aussi au jour de l'épicerie.
Mon père et ma mère profitaient de ma gourmandise pour le transport des victuailles. J'étais toujours disponible pour aider à ramener l'épicerie parce que je savais que je profiterais de quelques gâteries supplémentaires. Si j'allais aider mon père au Marché Charette de la rue Laviolette, c'est sûr que j'allais pouvoir prendre une liqueur avec une barre de caramel Toffee.
Quant à ma mère, eh bien je l'accompagnais chez les bouchers du Marché pour ramener de la viande, du boudin, une grosse brique de fromage cheddar et d'autres trucs. Ma récompense c'était de manger au A&W de la rue des Forges avant d'aller faire les commissions. Je pouvais me prendre un gros Teen-Burger avec une rondelle d'oignons et une rootbeer. J'étais aux anges.
Ma mère disait souvent que je mangeais trop. Par contre, elle savait instrumentaliser ma gourmandise pour ses propres excès de bonne chère.
-Peux-tu aller m'chercher un Fritos avec un Coke au dépanneur Guétan? Tu vas pouvoir t'acheter un chips pis une liqueur...
-Ok...
-Peux-tu aller m'chercher un frite chez Fusey barbéquiou Guétan? Tu vas pouvoir t'prendre un frite toé 'ssi...
-Ok...
-Va don' m'chercher un cherbéqueur... Tu vas pouvoir te prendre un crimesiqueule...
J'apprendrais, plus tard dans ma vie adulte, qu'un cherbéqueur était un shorebreaker, une barre de crème glacée enrobée de chocolat à la paraffine... Ma mère était dyslexique et son vocabulaire multipliait les inventions de son cru. Inventions qui me hantent encore et dont je m'ennuie.
Quoi qu'il en soit, je mangeais, beaucoup et autant que je pouvais.
Le repas arrivait sur la table et on se le partageait comme des ogres.
Il y avait pire que nous. Il y avait la famille Pouliotte. La mère Pouliotte devait peser quatre cents livres. Et elle appelait souvent son fils, notre camarade Ti-Oui Pouliotte, lorsqu'on jouait dans la ruelle, pour qu'il aille chercher des boîtes de poulet chez Fusey barbéquiou.
-Ti-Oui! Va chercher des boîtes de poulet chez Fusey barbéquiou pour tout l'monde à 'a maison... Deux chaque!
-Deux chacun? nous étonnions-nous. Quoi? Vous mangez deux boîtes de poulet chaque Ti-Oui?
-Bin oui... Une c'est pas assez... On a encore faim!
En fait, mon quartier avait quelque chose de gargantuesque. Pas pour toutes les familles. Probablement pour la nôtre et celle de Ti-Oui Pouliotte. Cependant, nous ne mangions qu'une seule boîte de poulet chez-nous. Mais on ne manquait pas de se couper ensuite de larges tranches de cheddar pour couper la faim...
Ma mère faisait de la bouffe pour trente alors que nous n'étions que six. Elle faisait un gros chaudron de grands-pères à la mélasse que l'on bouffait en moins de douze heures. Ses tartes au fraises étaient gigantesques. Elle les faisait dans une rôtissoire à dinde. Cela devait bien lui prendre deux livres de farine et vingt casseaux de fraises. Ça partait en moins de vingt-quatre heures. Pas besoin de vous dire que je n'ai jamais revu ça, même chez Costco où tout semble pourtant surdimensionné...
Oui, nous étions gourmands et je n'étais pas le moindre. Je concurrençais à ce chapitre le numéro 2 de mes frères. Je n'arrivais pas toujours à le battre. Je l'ai vu manger huit sandwiches au baloney en revenant de veiller. Je croyais qu'il avait cette bonté de m'en préparer jusqu'à ce qu'il les engouffre toutes comme s'il s'agissait d'une petite collation...
Lorsque je m'installai à Québec pour poursuivre mes études j'eus l'amertume de constater que je ne savais à peu près pas me faire à manger. J'étais condamné à manger des hot-dogs et des pogos chauffés au four à micro-ondes. Ma mère ne nous laissait pas cuisiner. Elle ne voulait pas qu'on salisse tout ou bien qu'on gâche les repas. Il a bien fallu que j'apprenne. Et la première chose qu'il me fallut apprendre c'est l'art de cuisiner une bonne sauce à spaghetti qui devint rapidement la base de mon alimentation. Encore aujourd'hui je me bourrerais de sauce à spaghetti si ce n'était de ce besoin de varier le menu.
Seul à Québec, il n'y avait plus de yeux pour stopper ma gourmandise. Je m'y suis donné à coeur joie en montant au Parc National à vélo ou bien en faisant trois heures de longueurs de piscine pour brûler mes calories. Mes bras ont grossi aussi bien que mon ventre. Je suis devenu un frigidaire sur deux pattes...
Puis j'ai appris il y a deux ans que je souffrais de diabète de type 2 ainsi que d'une intolérance au gluten. J'ai coupé le sucre raffiné au complet. Je n'ai plus mangé de desserts, de pâtisseries et de tout ce qui faisait grimper mon indice glycémique. J'ai compensé avec des protéines et une activité physique quotidienne. Je m'en tire pas mal mais l'ogre sommeille toujours en moi. Je vous avouerai même que j'ai toujours faim et que la satiété est pour moi une vue de l'esprit, sinon une forme de pénitence imposée.
Je vis de l'espoir d'un bon repas.
À cinq heures, je me dis que je vais me faire un bon déjeuner.
L'obsession d'un bon dîner m'accompagne ensuite jusqu'à midi.
Le dîner est à peine terminé que je pense déjà au souper en salivant.
Heureusement que je finis par me coucher...
Je suis un gourmand, je m'en confesse.
Comme ma mère l'était.
Comme mon père l'était.
Comme tous les gourmands le sont.
La frugalité, que je pratique à l'occasion pour reposer mon foie, me semble néanmoins un crime contre l'esprit. Je ne respecte que l'abondance même si je m'oblige à des sacrifices surhumains pour des questions de santé.
Je ne bois presque plus, mais me rappelle d'avoir gagné tous les concours de buveur organisés à l'université.
Et je suis encore là, malgré tout ça, parce que l'appétit me tient en vie.
Il va bien falloir que je lise les Aventures d'un gourmand vagabond...
Ça va peut-être me calmer en attendant le dîner...
Des hamburgers pour dîner... hummm... seulement des hamburgers et pas de frites: faut rationaliser l'absorption de calories. Je vais marcher. Je vais peindre. Je vais gratter de la guitare. Je vais jouer de l'harmonica. Tout pour faire taire l'éternel gargouillis de mon ventre affamé.
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