Hervé Veillette n'était pas du genre exalté. Il vivait une vie presque normale. Il buvait du café avec un lait et un sucre comme tout le monde. Il n'était ni grand ni petit et moyen en toutes choses. Il n'avait jamais appris ou fait plus qu'on ne le lui demandait. Personne ne pouvait le lui reprocher puisque tout un chacun agit ainsi selon le standard d'humanité généralement reconnu.
Il n'était pas vraiment beau mais pas assez laid pour se faire achaler. Ses grandes dents n'étaient pas plus désagréables qu'un gros nez régulier. Comme il se trimait les poils du nez, il n'avait pas tout à fait l'air de quelqu'un qui se laisse aller. Il portait des vêtements à la mode chez ceux qui ne souhaitent pas afficher une forme de différence: une chemise grise, un jeans bleu, des bottes de travail brunes.
Hervé avait une petite maison, fabriquée sur le même modèle que toutes les autres maisons de sa rue.
Il avait une voiture bleue foncée.
Sa femme était ordinaire, ni trop ni pas assez belle.
Hervé Veillette écoutait les mêmes émissions de télé que la grande majorité de la population. Il prenait ses nouvelles à Tévéya et dans Le journal de Mourial. Quand il allait sur l'Internet, c'était pour jouer à des jeux soporifiques comme le solitaire. Sinon, il écoutait toujours les mêmes vieux concerts de Genesis, du temps où c'était Peter Gabriel qui chantait. C'était bien là sa seule fantaisie.
Il ne lisait jamais de livres Hervé Veillette.
-Moé, eum'casser 'a tête... Non merci! qu'il philosophait à voix haute.
Hervé votait comme tout le monde. C'est-à-dire que si tout le monde votait A il votait A. Et s'ils votaient B le lendemain, il votait B. Il se conformait à la majorité en toutes choses, Hervé, et il était aussi un fier partisan des Canadiens de Montréal au hockey.
-Ça sent la coupe! disait-il parfois mais pas trop souvent.
Comme les Canadiens ne remportaient jamais la coupe Stanley, il en vint à penser qu'il était normal de faire partie des perdants, du berceau jusqu'au tombeau. L'euphorie était rare. Voilà pourquoi cela s'appelait l'euphorie.
Tout aurait pu demeurer comme ça, calme, ordinaire, régulier et moyen.
C'était sans compter sur la vie qui change même ceux qui ne voulaient rien changer.
Comme était-ce arrivé? C'est difficile à dire.
Un beau matin, Hervé avait pris son café avec un sucre et un lait, comme d'habitude.
Il avait écouté Salut Bonjour! comme d'habitude.
Il avait lu son journal comme d'habitude.
Il avait travaillé comme d'habitude.
Puis quelque chose s'était produit lors de la pause à l'usine de fabrication de boîtes de carton où il travaillait.
Il lui était venu comme un flash à l'esprit.
Hervé s'était dit qu'il pourrait siffler lui aussi. Siffler comme le gros Bilodeau le faisait souvent en imitant le rossignol et autres volatiles. Ce qui ne manquait jamais de l'énerver.
Pourtant, Hervé se mit à siffler pendant la pause et constata, à son grand étonnement, qu'il savait tenir une note.
Il continua de siffler jusqu'à la fin de son quart de travail.
Il siffla des airs qu'il avait entendus à la télévision.
Probablement La Traviata, Carmen et tous ces trucs qu'il n'avait pourtant jamais aimés.
De retour à la maison, Hervé sifflait encore.
-Veux-tu bien m'dire c'que t'as à siffler Hervé? lui demanda sa femme. C'est agaçant!
-J'sais pas... J'ai sifflé toute la journée... Ça m'a pogné d'même...
Le soir même, au lieu d'écouter les nouvelles à Tévéya, Hervé se réfugia dans son garage pour siffler encore et encore.
-Qu'est-cé qu'tu fais dans l'garage Hervé? lui demanda sa femme après avoir constaté qu'il s'y trouvait depuis plusieurs heures.
-Je teste de quoi...
-T'es encore en train d'siffler? Es-tu devenu fou Hervé?
-J'sais pas... Ça m'tente de siffler...
-Ah... Pour moé tu m'caches de quoi... Ou bien c'est la fin d'l'hiver qui t'fait pas.. Moé j'm'en va's m'coucher...
-Vas-y... J'vais aller te r'joindre.
Hervé n'alla pas la rejoindre. Il s'endormit dans son auto après y avoir sifflé presque toute la nuit.
Les jours passèrent. Son épouse s'inquiétait.
-Il siffle matin et soir. Même la nuit c'est rendu qu'i' s'couche p'us... Y'est-ti en train d'faire une dépression caltor de viârge?
Ses collègues de travail remarquèrent qu'Hervé sifflait sans arrêt, bien entendu. Il faisait même des duos avec le gros Bilodeau qui s'émerveillait d'avoir trouvé un partenaire pour partager sa passion.
-Écoute ça Hervé... C'est le chant d'un colibri: pfiii iiii iiiu!
-Wow! Que c'est beau... J'vais essayé... pfii iii iiiu!
-C'est pareil! T'as d'l'oreille Hervé! On t'a-tu déjà dit ça?
-Jamais... Tu me l'apprends... J'ai toujours cru que j'avais pas d'talent... Faudrait que je fasse un concert...
-Un concert? Pour quoi faire?
-Un concert où je ne sifflerais que de grands airs... Un concert de musique... Hervé Veillette siffle sa vie... Tu vois?
-Oui... Comment tu ferais ça?
-Je sifflerais, c'est toutte... Je choisirais des morceaux compliqués... Des airs pas facile à siffler... Je ferais le tour du monde en sifflant...
-Wow! J'espère que tu vas réussir... J'te souhaite bin du succès Hervé... J'te jure que j'va's t'acheter un billet.
-T'auras pas besoin d'l'acheter, el gros. Ça va être gratisse pour toé! Entre siffleux, faut s'tenir les coudes!
Ce soir-là, sa femme était un peu aigrie.
-Hervé! Faut qu'on s'parle... Ça fait six semaines que tu siffles. Es-tu en train d'faire une dépression?
-Non ma douce... J'ai réalisé que je suis un artiste.
-Un quoi?
-Un artiste. Un musicien. J'ai enfin trouvé ma voie.
-Qu'est-cé tu veux dire?
-J'ai passé ma vie à me chercher. Ma vie à m'ennuyer. Ma vie à regarder les murs, Tévéya pis le Journal de Mourial. J'trouvais la vie plate mais j'osais pas l'dire... J'me disais qu'la vie était plate pour tout l'monde pis qu'c'était bin correct de même... Mais là... J'ai découvert que la vie était plus merveilleuse que tout ce que j'aurais cru... C'est à cause de la musique, tu vois...
-La musique? Quelle musique?
-Siffler... C'est faire de la musique, siffler...
-Siffler?
-Oui. J'ai donc décidé que j'allais monter un concert...
-Un concert? Coudon' es-tu tombé su' 'a tête Hervé?
-Pas du tout! J'ai jamais eu les idées aussi claires! J'suis un artiste! Je suis le roi du sifflement! Je vais enfin pouvoir siffler ma vie! Hervé El Siffleux Veillette siffle sa vie!
-Hein?
-J'lâche ma job demain pour monter mon concert...
-Comment qu'on va vivre?
-On va vivre de mes concerts... Tout l'monde va venir m'entendre parce que je vais être le meilleur siffleux au monde!
-Voyons donc! Un siffleux! Pour voir si l'monde va s'déplacer pour un siffleux! T'es tombé su' 'a tête! Va t'faire soigner!
-Jamais! J'suis un artiste tabarnak! Je vais siffler, point final! Fuck toutte!
Évidemment, tout n'alla pas aussi bien qu'il l'aurait cru, Hervé.
J'aimerais vous dire qu'il devint célèbre, le roi des siffleux et tout le reste.
Mais ce n'est pas le cas.
Hervé quitta son emploi. Quelques semaines plus tard, c'est sa femme qui le quittait.
Il perdit sa maison, évidemment, et dut faire la file à la banque alimentaire pour se nourrir de ce que les épiceries jetaient.
Hervé devint bien meilleur siffleur mais ne put jamais tenir son concert. On ne voulait pas lui prêter un micro, un amplificateur et une salle...
La vie, chienne comme elle était, se chargea de mettre des bâtons dans ses roues ou, si vous préférez, un silencieux dans son sifflet.
On peut croiser Hervé Veillette sur les trottoirs du centre-ville presque tous les jours.
Hervé s'en va en sifflant sa vie, sûr qu'un jour il sera reconnu pour ce qu'il est intrinsèquement. Rien de moins que le roi des siffleurs, Hervé El Siffleux Veillette en personne.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire