Armand Bellefeuille toussait du soir au matin parce qu'il fumait comme une cheminée. Les cheminées se font néanmoins ramoner de temps à autre. Armand, quant à lui, ne faisait que s'encrasser croûtes par-dessus croûtes, années après années.
Armand toussait tellement fort que ses voisins l'entendaient dans leur salon, même l'hiver, lorsque les fenêtres sont pourtant fermées.
-Aheu! Aha! Ahem! Arrr! Eurrr! Raaaa! Ache! Huuu! WAAA! WAHA! EU-HEUW!
-I' va mourir d'emphysème! se disaient-ils en entendant ça. I' va s'vomir le coeur!
Armand était un petit bonhomme maigre et laid, bref maigrelet. Il s'était donné un air de Clark Gable avec ses cheveux gominés teints en noir et sa fine moustache de maquereau parisien. Un Clark Gable qui serait en train de mourir d'un cancer et qui aurait la peau vert-de-gris. On ne sait pas trop ce qu'il faisait dans la vie, Armand, mais il possédait une grosse camionnette Mercedes flambant neuve qu'il prenait à tous les matins et qui le ramenait tous les soirs. Il devait travailler. Ou bien il était à sa retraite. On n'en savait pas plus à ce sujet.
Sa maison était située à un coin de rue et jouxtait les trottoirs. Le crépi s'effritait tout autour. L'air climatisé fonctionnait même l'hiver parce que le propriétaire des lieux éprouvait de graves problèmes respiratoires. L'air y était tout aussi malsain que le quartier où était située cette maison décrépie.
-On étouffe baptême! Euh! Euh! Tousse! Tousse! Y'a pas d'air dans c'te maison-citte! s'indignait Armand en s'allumant une cigarette à même le mégot qu'il s'apprêtait à écraser dans le cendrier plein à ras-bord.
On ne sait pas si sa femme fumait. On la voyait rarement. Elle s'appelait Émérentienne, un prénom vieillot qui lui seyait bien somme toute. Émérentienne était toute petite, toute menue et portait toujours une jupe bleue avec un chemisier beige. Il lui manquait un peu de cheveux qu'elle teignait elle aussi en noir. Cela expliquait pourquoi elle portait toujours son fichu de soie bleu pour dissimuler sa calvitie ainsi que son air sépulcral.
Leur petite maison sentait mauvais, bien entendu. Au mieux, elle sentait les oignons et le boeuf haché. Le reste du temps, elle sentait le fond de cendrier et la vieille huile à friture. Armand ne nettoyait jamais l'air climatisé coincé dans le trou de la fenêtre et maintenue par plusieurs couches de ruban adhésif. Ils respiraient toujours le même air pourri et avalaient de la moisissure à la pelletée. C'était insalubre mais bon, il y a bien des choses qui sont toutes aussi pires sans qu'on en fasse tout un plat.
Armand fumait la même marque de cigarettes depuis qu'il avait quinze ans: des Sweet General.
-Y'a pas meilleur que les Sweet General. Sont pas battables! Aheu! Aha! Ahem! philosophait Armand. J'ai essayé les Du Laurier, les Export B, les John Mayor's... J'les ai toutes essayées. Les Sweet General sont just' c'que j'attends d'une cigarette... C'est comme un bon café... Tousse! Tousse! Quand tu en trouves une sorte, tu changes pas... Ahem!
Il buvait du Mescafé instantané, évidemment. Du café dégueulasse et pas buvable qu'il faisait dissoudre dans l'eau chaude prise à même la chantepleure, au risque d'attraper la légionellose. Sa femme faisait comme lui. C'était plus rapide comme ça. Pas de cassage de tête avec le Mescafé et l'eau chaude qu'on fait couler longtemps.
Armand était aussi un fin collectionner d'affiches et de produits promotionnels Sweet General. Il faisait les marchés aux puces jusque dans le fin fond de Sainte-Marie-Salomé pour trouver la perle rare: un cendrier Sweet General qu'il n'avait pas, un porte-cigarette Sweet General, un calendrier Sweet General. Bref, sa maison était devenue un vrai musée Sweet General en plus de sentir mauvais.
Un beau matin de printemps, Armand Bellefeuille avait appris par pur hasard que son neveu François, le fils de la soeur de sa femme, avait été embauché à l'usine qui fabriquait les Sweet General. C'était à Québec, dans le quartier Limoilou.
-Ahem... Tousse! Tousse! Aeuw! Faudrait que j'demande au fils de ta soeur, François, si j'pourrais rencontrer son boss... J"voudrais y parler de ma collection de Sweet General... Pis peut-être qu'il pourrait me conseiller... me trouver des perles rares... Ahem! Raaaa! Tousse!
Émérentienne ne fit ni une ni deux pour plaire à son mari. Elle téléphona à Adrienne, sa soeur, pour arranger ça.
Deux semaines plus tard, Armand recevait un appel de François.
-Salut mononcle Armand! Ça va bien?
-Ahem! Raa! Euf! Euf! Oui... Maudit printemps avec el' pollen pis toutte! Euf!
-J'ai parlé à mon boss John A. MacArthur. Y'est prêt à vous raconter mardi matin à dix heures si ça vous va...
-Ahem! Wow! Euf! Euf! Dis-y... ahem... Arf! Dis-y que j'va's y être! Marci mon bon François-wo-ho-harf-hu! Ahem! J'te r'vaudrai ça mon grand!
-Parfait mononcle Armand! On s'voit mardi...
Le mardi matin, Armand monta à Québec avec Émérentienne qui en profiterait pour aller visiter sa soeur.
John A. MacArthur l'attendait comme prévu. C'était un gros bonhomme chauve qui sentait le cigare et l'eau de cologne Rut 34.
Armand Bellefeuille était tellement ému qu'il toussait vingt fois plus que d'habitude.
-Ahem! Arrg! Aaa! Râle! Tousse! Tousse! Hue! Wa!
-Bien heureux rencontrer vous monsieur Bilefouille, lui répondit John Alexander MacArthur qui cassait pas mal son français.
-Si vous saviez... hahum! Haaa! Euf! Si vous saviez comme j'suis content! Har! Har! J'fume des Sweet General depuis tant d'années... Heurrr! J'collectionne toutte!
-Oui... Oui... François moi parler... Très bien très bien. Couci-couça comme dit-on on dit... French joie de vivre...
-J'ai emmené des photos! Roooo! Hooo! Haem! Hum! Raaa!
-Un cigare mon scieur? lui demanda MacArthur.
-J'préfère fumer une bonne Sweet General si ça vous... haem... heu... dérange pas!
-Fin connaisseur... Rare rencontrer client fidèle comme le vous! ricana de bon coeur le gros MacArthur.
-On peut fumer ici-dedans?
-Fuck maudites lois! Icitte jo souis chez-nous! Smoke as much as you want right here!
-Hahaha! Tousse! Tousse!
-Heu! Heu! Heu!
Ils se sentaient comme larrons en foire. Comme des enfants qui montraient leur collection de billes. Armand montrait ses photos. MacArthur sortait ses archives. L'entrevue se termina avec un échange de cadeaux. Armand remit à MacArthur un calendrier de 1952 sur lequel on voyait de belles pin-ups fumant des Sweet General. MacArthur lui remit un truc insolite qu'Armand n'avait pas dans sa collection. Il s'agissait d'un chapeau easy-smoking qui n'avait jamais été commercialisé parce qu'on leur avait volé l'idée avant de passer au bureau des brevets. Ce chapeau était dotée de palettes sur le côté que l'on pouvait abaisser par temps venteux pour s'allumer une cigarette en toute quiétude.
-Wow! dit Armand. J'avais jamais vu ça! Tousse! Tousse! Merci! Teigne quiou soeur Maquartur!
-Thanks to you too, mon scieur Bilefouille!
Sur le chemin du retour, Armand était tellement rempli d'émotions qu'il n'arrêtait pas de tousser et de cracher. Le maudit pollen du printemps n'était pas pour arranger l'affaire. Il perdit momentanément conscience et fonça dans une congère à basse vitesse, fort heureusement.
Armand et Émérentienne n'étaient pas blessés. Cependant, Armand n'était pas fort. Les ambulanciers lui donnèrent de l'oxygène. Puis le médecin de l'Hôtel-Dieu de Québec lui diagnostiqua quelques cancers qui nécessitaient des interventions urgentes. On lui retira le larynx et les cordes vocales. On lui fit une trachéotomie. Puis on lui prescrivit toutes sortes de médicaments et de traitements spéciaux pour son cancer du poumon.
Armand ne bougeait plus de sa maison décrépie et toussait aussi fort qu'avant.
L'un des meilleurs moments de sa journée était lorsqu'il mettait son chapeau easy-smoking pour aller en griller une bonne dehors, malgré l'avis du médecin.
Armand aspirait la fumée par le trou laissé par sa trachéotomie.
Il fumait encore des Sweet General, bien entendu...
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