Un nouveau restaurant allait ouvrir dans le quartier. Il serait néanmoins situé dans un local qui avait la poisse.
Trois restaurants y avaient fait faillite au cours des deux années précédentes.
Une église pentecôtiste s'y était ensuite installée le temps de constater que les lieux ne convenaient pas aux fidèles.
Puis il y eut ce drôle de zigoto qui avait touché un héritage. C'était un type exubérant dans la cinquantaine qui se promenait en manteau de vison blanc avec des lunettes de soleil trois fois trop grandes pour sa tête. Il y venait tous les jours en limousine et tapissait la devanture avec des photos obscènes de jeunes hommes en sous-vêtements moulants et des drapeaux aux couleurs de l'arc-en-ciel. Il promettait l'ouverture d'un cabaret qui était toujours reportée d'une semaine à l'autre. Tant et si bien qu'il finit par quitter les lieux pour une raison inconnue. Il ne resta que sa limousine, en fait, qui avait perdu deux de ses roues. Elle fût remorquée deux semaines plus tard après avoir accumulé les billets de contravention pour stationnement interdit.
C'est dans ce contexte qu'est atterri le nouveau restaurateur. C'était un ancien cuisinier de grands chantiers originaire du Nord de l'Ontario. Il devait avoir autour de cinquante ans. Il ressemblait à un renard roux qui aurait engraissé trop vite sous sa calotte de baseball éternellement vissée sur sa tête pour dissimuler sa calvitie. Il avait rencontré une femme de la ville et se décida à s'installer avec elle en lui promettant de devenir bientôt un homme d'affaires prospère et plein de belles attentions envers elle.
Il rénova les lieux avec un certain goût pendant deux semaines. Puis il fit son ouverture, sans avoir de menu, ni de serveuse. Il expliquait passionnément sa vision à ses premiers clients. Son restaurant serait bientôt fréquenté par toute la bonne et très haute société. Il ne servirait pas seulement de misérables déjeuners, comme il le faisait en ce moment pour partir. Il offrirait plutôt une expérience culinaire hors du commun: brochettes, filets mignons et même des cailles...
-Avez-vous déjà goûté à des cailles? qu'il demandait à tout un chacun.
On se laissait un tant soit peu berner par ses propos pour laisser la chance au coureur. On n'était pas pour décourager quelqu'un qui pourrait faire monter la valeur des maisons dans le quartier.
Cependant. ses déjeuners étaient dégueulasses.
Les patates étaient trop rôties. Le café goûtait l'eau de vaisselle. Et puis il n'y avait pas de serveuse, pas de menu: rien. Il fallait tout lui demander et, de plus, il fallait payer comptant parce qu'il n'avait pas le service de paiement par carte de crédit ou de guichet.
-Ça s'en vient d'ici une ou deux semaines... Je vais faire imprimer des menus sur le plus beau papier du monde... J'ai une serveuse qui va rentrer la semaine prochaine... Elle est super belle... On va accepter Visa, MasterCard, PayPal: nommez-les toutes!
La semaine suivante, il y avait bel et bien une serveuse qui faisait aussi office de cuisinière. Elle n'était pas aussi belle qu'il le prétendait. Les déjeuners s'étaient tout de même un peu améliorés. Il y avait même un menu écrit à la main et photocopié en plusieurs exemplaires. C'était un menu bourré de fautes d'orthographe, bien entendu, mais on se disait encore une fois qu'il fallait donner la chance au coureur. Même si l'on devait encore le payer en argent comptant.
Deux semaines plus tard, je me décide d'y aller une fois de plus.
Le restaurateur ontarien était seul et sentait le fond de tonne. Sa blonde venait de le chasser de la maison. Il n'avait pour toit que celui que lui offrait son restaurant.
-Excuse-moé si j'suis un peu poqué... Ma blonde vient d'me crisser dehors... J'ai dû dormir sur le plancher de la salle à manger... C'est dur pour le dos...
-Ok... J'vais prendre deux oeufs brouillés avec du café... que je lui ai demandé, dans un geste de pitié.
-Heu... Ça t'dérange-tu si j'te donne mon café? Je l'ai pas bu encore... J'viens d'l'acheter chez Tim Motton's... C'est parce que j'n'ai plus d'café... J'vais aller en chercher tantôt...
-Laisse faire le café... J'vais prendre de l'eau...
-T'es sûr? J'ai pas bu d'dans encore...
-Non... non... De l'eau ça va faire...
Il s'en va à ses fourneaux et me ramène deux oeufs miroir avec deux vieilles croûtes de pain toastées. Pas de patates rôties. Seulement une tranche de tomate avec une tranche de jambon cuit carrée flipfloppée sur la plaque.
-J'ai plus d'patates... J'vais en avoir tantôt... T'es sûr que tu veux pas mon café?
Je ne dis rien. Je mange en me promettant de ne plus jamais remettre les pieds dans ce restaurant minable.
Un peu plus tard, je croise la serveuse sur le trottoir. Je la connais un tant soit peu pour une raison qui m'échappe.
-Salut! Tu t'en vas travailler au resto?
-Parle-moé z'en pas! C'est un hostie d'trou d'cul... Il ne m'a jamais payé pis m'a même emprunté d'l'argent sur mes pourboires! Ça restera pas ouvert longtemps son calice de restaurant sale! Y'a juste le cul pis les dents calvaire! I' rêve en couleurs pis i' crosse tout l'monde!
Le lendemain, le restaurant n'était pas ouvert. L'apprenti-restaurateur s'était évaporé. Il n'avait payé personne: ni la serveuse, ni les employés qui avaient fait les rénovations, ni les fournisseurs, ni le propriétaire du local, ni qui ou quoi que ce soit.
J'ai d'ailleurs dû communiquer avec le propriétaire pour récupérer des toiles que j'avais laissées en consigne à ce restaurateur infâme. Je croyais naïvement que ça pourrait décorer son commerce. Je me sentais le roi des cons et dut m'excuser maintes fois de ne pas connaître ce pauvre type auprès du propriétaire qui me permit de récupérer mes toiles.
-Il me doit deux milles dollars... Tu sais pas où c'qu'i' est? J'lui arracherais la tête!!!
-Je ne le connaissais pas... J'savais pas que c'était un hostie d'trou d'cul...
Je suis reparti avec mes toiles.
Un an plus tard, un nouveau restaurant ouvrait ses portes.
Je craignais le pire pour les nouveaux propriétaires.
Cela ne s'est pas produit. Au contraire, c'est un resto qui roule bien. C'est toujours plein. On accepte les paiements par carte de guichet ou de crédit. Ils font du bon café et le menu est tout aussi bien imprimé que délicieux.
De plus, j'y expose parfois mes tableaux...
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