"Partout où, dans le monde, on commence par bafouer les libertés fondamentales de l'homme et son droit à l'égalité, on glisse rapidement vers le système concentrationnaire, et c'est une pente sur laquelle il est difficile de s'arrêter."
Primo Levi, Si c'est un homme, Julliard (Pocket), Paris, 2005, p. 293
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"Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible."
David Rousset, L'Univers concentrationnaire, Paris, Les éditions de Minuit, 1989, p. 181
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Je débute la semaine avec un billet qui, à plusieurs égards, n'aura rien de guilleret. Si c'est un homme est le témoignage sobre et sans artifices d'un ancien détenu de l'univers concentrationnaire nazi. Primo Levi l'a rédigé deux ans après être sorti de cet enfer et s'est contenté de raconter le plus froidement possible cette histoire qui ne pouvait en être une.
Primo Levi est né à Turin en 1919. Cet Italien de confession juive s'installe à Milan en 1942 après avoir complété des études de chimie. Il entre dans la résistance et se fait arrêter en février 1944. Il est ensuite déporté à Auschwitz où il croupira jusqu'à la libération du camp par les Soviétiques en janvier 1945.
Si c'est un homme fut d'abord publié par une petite maison d'édition italienne qui en fit un tirage de 2000 exemplaires. Le livre rencontra peu d'intérêt dans l'Italie de l'après-guerre. Plus personne ne voulait entendre parler de ces temps troubles. Le livre fit l'objet d'une réimpression dix ans plus tard et devint un chef d'oeuvre traduit en plusieurs langues.
Je me suis étonné de ne l'avoir jamais lu auparavant. J'avais pourtant lu des tas de témoignages tant sur la Shoah que sur l'univers concentrationnaire soviétique, dont l'inoubliable Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov dont j'ai d'ailleurs fait une recension dans le Hufftington Post récemment.
Dans l'épilogue de Si c'est un homme, Primo Levi répond aux questions les plus courantes qui lui ont été posées au cours des années suite à la lecture de son témoignage. Il établit tout de suite une distinction claire entre les camps nazis et les goulags soviétiques. Sans minimiser la souffrance des prisonniers de l'ancienne URSS, Primo Levi affirme que le taux de mortalité était de 98% dans les camps nazis. Il était de 30% dans les goulags. Les prisonniers des nazis n'avaient aucune forme d'existence juridique et aucun espoir de s'en sortir. Ils étaient purement et simplement des esclaves du Reich. Les camps nazis étaient une entreprise d'annihilation sans précédent. Un prisonnier soviétique avait cette mince possibilité d'être libéré au bout de dix ou vingt ans. C'est d'ailleurs ce qui a permis à Chalamov et Soljenitsyne d'écrire leur témoignage. Par contre, le prisonnier de l'univers concentrationnaire allemand savait qu'il n'était rien et aurait pu reprendre les mots que Dante situaient à l'entrée de son Enfer dans sa Divine Comédie: "Toi qui entres ici abandonne toute espérance."
J'ai lu Si c'est un homme en plusieurs sessions de lecture. J'ai bu du vin en le lisant. J'ai mangé des craquelins, du fromage, des biscuits sans gluten. Je l'ai lu après avoir pris ma douche, après une promenade sur le bord du fleuve, après avoir enlacé ma compagne. Comme j'ai regardé La liste de Schindler en mangeant du maïs soufflé...
On pourrait douter, avec raison, que je puisse pleinement comprendre la souffrance vécue par ces hommes qui me rapportent le lointain écho des événements passés.
Je vis dans un monde en apparence pacifié. Les Allemands accueillent des réfugiés plutôt que de les déporter. Les prisons russes, qui ne sont certainement pas une sinécure, n'accueillent plus 30% de la population du territoire.
Le totalitarisme fait encore des siennes sur cette Terre et menace même de nous infecter nous-mêmes. Tout ce que je peux vous dire à ce sujet ne sera jamais que le témoignage de l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'univers concentrationnaire.
Et c'est d'ailleurs ce qui m'inquiète le plus. Les témoins disparaissent au fil des ans et les livres prennent de la poussière. Des tas de zozos s'appliquent à effacer les traces de notre mémoire collective. Ce sont les mêmes qui, par ailleurs, réfutent le féminisme, le syndicalisme et la prépondérance des droits de la personne dans la résolution de nos conflits sociaux. On rêve d'hommes forts à la mâchoire carrée. On se dit que les trains arriveraient à l'heure avec le pseudo-Mussolini et qu'il y aurait des colonies de vacances avec le pseudo-Hitler. Bref, l'histoire bégaie et menace toujours de se répéter.
Si c'est un homme n'apporte pas de réponses aux chancres totalitaires qui menacent encore nos démocraties inachevées. Tout comme les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, Si c'est un homme cultive notre sensibilité et teste notre empathie en tant que jurés d'un procès virtuel contre le Mal.
Qu'est-ce qu'on apprend au goulag? Rien. C'est ce que laissait entendre Chalamov dans les 1500 pages de son récit tout aussi sobre que celui de Primo Levi. Ces deux-là n'ont pas vécu le même drame, mais ils auront connu la misère à un point que même un cheval refuserait de la supporter. Je me souviens que Chalamov tenait le sens de la résistance encore plus faible chez l'homme que chez les animaux dans l'univers concentrationnaire. Un cheval, un âne ou un boeuf refusera d'avancer sous le fouet lorsqu'il sera fourbu. Il finira même par se révolter, mordre ou beugler. L'homme s'adaptera à la pire des situations. Il continuera d'obéir là où même un cheval n'aurait pas continué...
Il n'y a rien à apprendre de Si c'est un homme.
Quiconque rentre dans ce livre doit abandonner toute espérance.
Il me faudrait lire Les naufragés et les rescapés de Primo Levi. Publié en 1986, on le tient pour son livre le plus pessimiste.
Il convient d'ajouter que Primo Levi s'est donné la mort en 1987...
"C'est dans ces dures conditions, face contre terre, que bien des hommes de notre temps ont vécu, mais chacun d'une vie relativement courte; aussi pourra-t-on se demander si l'on doit prendre en considération un épisode aussi exceptionnel de la condition humaine, et s'il est bon d'en conserver le souvenir." Primo Levi, op.cit., p. 133
Face à toutes ces misères commises envers nos congénères, il demeure ce devoir de mémoire et ce rappel constant de ne pas laisser l'humanité sombrer dans le chaos et la division.