dimanche 22 janvier 2017

Comment faire patate

La croissance des plantes dépend de plusieurs facteurs selon les variétés. Un cactus nécessite peu d'eau. Le cannabis ne pousse pas dans un sol trop acide. Quant aux patates, eh bien on en ferait pousser jusqu'en Sibérie. Ce qui fait que l'on trouve des patates sous tous les climats. Bref, rien ne ressemble plus à un être humain qu'une patate dans le royaume des végétaux.

Claude aurait bien pu devenir une patate. Il en avait été à deux doigts. Il avait poussé dans un sol pauvre, comme n'importe quel tubercule de l'humanité. Il provenait d'une famille de huit enfants qui n'avait ni livres ni disques ni rien, hormis une télé en noir et blanc et une radio tous les deux branchés sur ce qu'il y avait de plus patate: des émissions de variétés stupides, des chansons à l'eau de rose et des bulletins de propagande qu'on faisait passer pour des nouvelles.

Il y avait tout de même quelques lectures mais si peu que c'est presque superflu d'en parler. Peut-on considérer L'Almanach du peuple 1973 comme une lecture? Et qu'en est-il de la biographie du chanteur de charme Paolo Noël? Vous allez dire que c'est de la culture? Non, bien entendu. Et pourtant Claude aurait pu vous raconter tout ce qu'il y avait dans ces deux codex pour simples d'esprit.

Tout avait débuté par une amygdalite en 1974. Claude avait à peine huit ans et s'était retrouvé coincé à la maison. Il trouvait peu d'intérêt envers Boubou, les Tannants et autres conneries qui passaient à la télé. Il s'était mis à feuilleter L'Almanach du peuple 1973 puis avait lu la biographie de Paolo Noël pour tuer le temps.

Un mois après sa guérison, Claude avait encore envie de lecture.

-J'aimerais ça lire des livres! avait-il dit à sa mère qui ne comprenait pas tout à fait ce qui pouvait bien lui avoir donné un enfant pareil.

-T'as juste à aller à 'a bibliothèque municipale... C'est gratis!

-Comment c'que c'est qu'on fait m'man?

-Bin... J'imagine qu'on s'inscrit... Tu donnes ton nom pis i' t'prêtes des livres... Mais j't'avertis! T'es mieux de ramener tes livres parce que si i' faut que j'paye pour toé tu vas avoir de mes nouvelles mon ti-verrat!

-Ok...

Le soir même, Claude allait s'inscrire à la bibliothèque.

En fait, il dut revenir le lendemain avec sa mère qui rechigna d'abord à l'accompagner. Elle s'y présenta pour qu'il cesse de l'achaler avec ça.

Claude emprunta trois livres: Astérix en Hispanie, Lucky Luke contre Fil de Fer et L'Histoire du monde racontée aux enfants.

Il revint le lendemain. Régine, la petite bibliothécaire aux joues creuses qui portait des lunettes qu'on aurait cru taillées dans des fonds de bouteilles, s'en étonna.

-Tu as déjà lu tous tes livres mon garçon?

-Oui. J'en veux d'autres. Est-ce que je peux?

-Bien sûr. Tant que tu les ramènes, tu peux toujours en reprendre...

Claude revint à la maison avec des Astérix cette fois-là.

Il passa la semaine dans des bandes dessinées. Peut-être même le mois.

Puis il s'intéressa aux étoiles, à la mer, à la Terre, aux dinosaures, à l'histoire de la Seconde guerre mondiale, aux aborigènes australiens, aux Trois Mousquetaires et au charbon. Pourquoi le charbon? Allez savoir... Claude s'intéressait à tout. C'est comme si quelque chose s'était ouvert en lui et il voulait tout absorber.

Au bout d'un an, Claude en savait plus long que tous ces professeurs sur tout plein de sujets. Il devint arrogant, orgueilleux et confrontant.

Ce n'est plus le professeur qui livrait sa matière, mais Claude qui émettait ses objections en apportant des précisions.

On lui reprocha de faire des fautes pour qu'il se taise. Pour qu'il réalise qu'en fait il ne savait rien.

Qu'à cela ne tienne! Claude se claqua la grammaire de Grevisse, le Bescherelle des verbes ainsi que le Dictionnaire des difficultés de la langue française. Il s'acheta même un dictionnaire avec l'argent qu'il gagnait en distribuant le journal. Un vieux dictionnaire dans lequel il soulignait au crayon tous les mots qu'il ne comprenait pas. Il l'ouvrait au hasard, ce vieux Larousse 1971, et hop! Palimpseste, emphytéose et rhododendron entraient dans sa mémoire à jamais.

Il sauta ensuite aux mathématiques, ce qui lui sembla nettement plus complexe. Il prit encore plus de notes et au bout de nombreux essais il maîtrisa les rudiments de l'algèbre, de la trigonométrie et du calcul intégral.

Plus Claude lisait, plus il devenait savant. Et plus il devenait savant plus il avait besoin de sa ration de livres. Il s'en acheta de plus en plus souvent à la librairie de livres usagés où le propriétaire, Gaston Marcotte, s'étonnait qu'il puisse parler de Dostoïevski avec un enfant de douze ans. Il ne l'avait pas encore lu, peu s'en faut, mais Claude était déjà passé des dictionnaires aux encyclopédies et autres compendiums. Le peu qu'il savait donnait déjà l'impression qu'il en savait plus long qu'une patate.

C'était bien sûr un premier de classe, au grand dam de ses parents qui auraient préféré que leur fils n'ait pas ces idées de grandeur qui allaient le rendre malheureux.

-Lui pis ses maudits livres! s'inquiétait son père. I' va finir par d'venir fou! Si au moins i' voulait d'venir médecin ou avocat... Bin non! I' veut écrire des pièces de théâtre à c't'heure! La semaine passée, i' voulait d'venir physicien qui a des tiques ou quand y'a des tiques j'sais plus trop j'ai rien compris... Y'est dur à suivre en tabarnak! I' r'tient sûrement pas ça d'moé ni d'ma femme...

Il ne devint ni médecin, ni avocat, ni physicien quantique.

À dix-huit ans, Claude dut quitter la maison pour gagner sa vie.

Il lui fut de plus en plus difficile de supporter la lenteur de l'enseignement. Il apprenait plus vite par lui-même à la bibliothèque. De plus, il n'avait pas les moyens d'étudier à temps plein. Il quitta l'école et se mit à bosser dans un entrepôt.

Trente ans plus tard, Claude était toujours manutentionnaire dans ce même entrepôt. Il passait toutes ses pauses tout fin seul avec ses chers livres. Ses camarades ne le comprenaient pas trop mais ce n'est pas Claude qui les jugeait pour autant.

-Nous sommes tous dans la même marde, qu'il leur disait. Tous...

La croissance des plantes dépend de plusieurs facteurs selon les variétés.

Claude était comme un pissenlit qui aurait poussé dans une crevasse de trottoir.

Un cactus nécessite peu d'eau.

Le cannabis ne pousse pas dans les sols trop acides.

Quant aux patates, eh bien on en ferait pousser jusqu'en Sibérie.


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