lundi 2 janvier 2017
le 2 janvier 2057
J'aurai 89 ans au début de l'an 18. Je n'aurais jamais cru vivre aussi longtemps. Je suis né en mars 1968, au début de la conquête spatiale.
Nous sommes aujourd'hui le 2 janvier 2057 selon l'ancien calendrier. Pour le nouveau, nous sommes le 2 du onzième mois de l'an 17.
Le premier mois de la nouvelle année débute au printemps, avec ce mois qu'on appelait mars dans l'ancien temps. Toute l'histoire romaine et judéo-chrétienne a été évacuée de notre conception du temps. Nous sommes entrés dans l'ère de la Grande Paix. Le monde a été pacifié par les armées de drones et par la reconditionnement des masses ignorantes. Tout est maintenant logique, rationnel et indubitable... Et tout me semble froid, terne et décevant...
Je suis ni plus ni moins un dinosaure pour mon époque puisque je me rappelle de tous pleins de trucs qui ne suscitent que de l'indifférence. Imaginez! J'ai connu ce qu'était un grille-pain! Je me faisais des rôties et me les tartinais moi-même! Je dis ça aux jeunes et il me regarde d'un air incrédule. D'abord parce qu'ils ne connaissent rien de l'art de la discussion. Et ensuite parce qu'ils sont tous abonnés à la cuisine dite intelligente et qu'ils ne savent rien du pain. Ils ne peuvent concevoir qu'il fût un temps où les gens décidaient librement de leurs repas, au risque d'être malades et même d'en crever.
De nos jours, la curiosité est tournée essentiellement vers les technologies. À un point tel que je ne l'aurais jamais imaginé. Je me disais, en 2017, que les jeunes étaient obsédés par leur portable et les niaiseries que l'on trouvait à l'époque sur les médias dits sociaux.
À vrai dire, ils faisaient encore plus partie de mon temps que ceux d'aujourd'hui. Même les membres de cette génération Y se sentent déphasés de nos jours. Ils sont tous devenus des vieux radoteurs qui sont restés accrochés au passé. On rit de leur nostalgie tout autant que de la mienne. Les Y se collent même aux plus vieux dans l'espoir de nourrir un tant soit peu leur spleen face à ce nouveau monde dans lequel ils se sentent eux-mêmes perdus. Et ils s'étonnent tous de me voir encore laver ma vaisselle moi-même et de me nourrir comme si j'étais un homme préhistorique, sans repas pré-établis et surtout dans le mépris total de la loi.
Oui, je suis devenu un criminel tout simplement parce que je n'ai jamais cessé de me nourrir par mes propres moyens en me foutant de la cuisine intelligente.
J'échappe aux contrôles grâce à de jeunes gens que je paie rubis sur l'ongle pour qu'on me fiche la paix. Heureusement qu'il reste encore quelques jeunes esprits corruptibles. Sans quoi, il vaudrait mieux que je me foute une balle dans la tête. Il va sans dire que ces jeunes-là sont aussi des criminels. Ils sont du genre à avoir une sexualité que l'on dit bestiale. Ils ont des contacts génitaux, imaginez-vous donc! Ils réprouvent la sexualité virtuelle. Ils vivent encore un tant soit peu dans leur chair et leur sang. Par contre, ils sont traqués, tout comme moi. Si je n'avais pas ces jeunes salauds, qui me méprisent tout autant que ce système de merde, je ne sais pas où j'en serais. Au fond, j'aime bien ces jeunes bandits sans âme... Il y a encore un fond d'humanité en eux, aussi curieux que cela puisse paraître.
Le système politique dans lequel nous vivons n'a rien à voir avec tout ce que j'ai connu auparavant. Nous vivons en technocratie. Les technologies décident tout pour nous, du berceau jusqu'à la tombe. Il n'y a plus de guerre, bien sûr, mais la paix a un prix. C'est une paix qui, à certains égards, me semble déshumanisante. Une paix qui nous surveille nuit et jour comme jamais on ne l'aurait cru. La moindre bousculade suscite l'intervention des drones et la reconditionnement systématique des belligérants. On les connecte à ce qu'ils appellent la Noosphère et en sortent totalement lessivés, gentils et les yeux vitreux comme ceux d'un androïde. C'est peut-être le prix à payer pour obtenir la paix... N'empêche que je m'ennuie de la violence. Je m'ennuie du temps où les conflits se réglaient en grimpant quelqu'un dans le mur en le tenant par la gorge. C'était un contact charnel, presque sensuel et surtout plus humain...
Le grand Dostoïevski, que plus personne ne lit parce qu'il était gonflé de préjugés judéo-chrétiens, laissait entendre dans Les nuits blanches que si l'homme vivait dans un palais de crystal l'avenir de l'humanité reposerait sur celui qui balancerait une pierre pour le faire voler en mille éclats.
Parfois, je me dis que j'aurais pu être cet homme si je n'étais pas si vieux et si fatigué... Tout est bien, propre et ordonné. Et pourtant, mon âme souffre de voir tous ces sourires béats de bêtise, conditionnés par ces technologies pacificatrices qui détruisent le génie de l'homme pour en faire des masses de crétins insignifiants qui répètent tout ce qu'on leur dit. L'homme est devenu mou, tiède, fade. Il rit quand on lui dit de rire. Et il ne pleure jamais. Parce que la tristesse conduit tout droit au reconditionnement.
Le pire, peut-être, c'est que je m'ennuie parfois des fanatiques. Je ne les aimais pas lorsque j'étais jeune, évidemment, mais leur intensité avait quelque chose de métaphysique et portait encore un soupçon d'âme, même si cette âme était portée à commettre de mauvaises actions.
Il restait quelque chose d'humain dans ces doctrinaires. Alors qu'aujourd'hui, c'est comme si je parlais toujours dans le vide. On me fait des yeux de merlan frit. Et on se dit que le pauvre vieux monsieur devrait être reconditionné dans la Noosphère. On s'étonne même que je sois en liberté et d'aucuns me dénonceraient s'il savait où j'habitais. À vrai dire, j'évite autant que faire se peut les contacts avec les humains. C'est ma seule façon de préserver un peu d'indépendance et de liberté.
Il y a maintenant de petites colonies sur la Lune et même sur Rouge, que l'on appelait anciennement Mars. Une autre est en chantier sur Glace, anciennement appelée Europe, une lune qui tourne autour de Énorme, anciennement appelée Jupiter.
Il n'y a toujours pas d'autos volantes. Je m'attendais à ce qu'il y en ait pour l'an 2000. Cela ne s'est pas produit. Par contre, plus personne ne conduit son propre véhicule. Tous les véhicules sont autonomes. Il n'y a jamais d'accidents, ou si peu. Y'en aurait-il que nous ne le saurions jamais. Les nouvelles sont toujours positives. Tout va toujours pour le mieux dans la Noosphère. Le moindre incident est oublié. On reprogramme tous ceux qui feraient de l'anxiété pour avoir vu des choses qui dépassent l'entendement.
Je me tiens peinard dans mon coin et profite d'une certaine faille dans le système. Autrement, il y a longtemps qu'on m'aurait euthanasié de force. C'est arrivé à Gérard, mon vieux pote. Un drone est entré chez-lui et zap! Fini.
Je suppose que c'est ce qui s'est produit. Je n'étais pas là, évidemment. Et comme les funérailles n'existent plus, je n'aurais même pas pu lui rendre un dernier hommage. Gérard, Marie, Gilles, Ibrahim, Myriam, Mathilda, Johnny... Ils sont tous morts et il ne reste que moi, le vieux fou.
La mort et la Noosphère m'ont oublié et j'en suis fort aise.
Je suis un vieux débris échoué sur la plage idéale.
J'aimerais mourir naturellement. Mourir en hurlant de douleur, comme un homme.
N'importe quoi sauf mourir comme un abattoir envoyé sur un mouton...
Nous sommes le 2 janvier 2057 et, vrai comme je suis là, je vais jouer un air d'harmonica.
Puis je vais me faire des toasts que je vais tartiner de vrai beurre de contrebande.
Je vais m'allumer un vrai feu avec du vrai bois. Oui monsieur!
Je vais chanter des chansons grivoises où ça parle de pénis et de vagins.
Je vais même lire un livre avec mes vieux yeux!
Qu'elle aille se faire foutre, la Noosphère.
Qu'ils aillent tous se faire foutre, humains comme robots.
Et bonne année 2057!
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Ca n ' est pas tout à fait de la fiction - ça existe déjà et a existé dans le passé -
RépondreEffacerJ ' ai vu ça pas plus tard que cet après-midi : un reportage sur la scientologie , avec camps de " redressement " , domaines clos de barbelés et miradors , caméras de surveillance , etc ... Ce qu ' appelle dictature , où tout doit-être sous contrôle , m^me dans les + intimes intimités - il n ' y en a d ' ailleurs + aucunes .
J ' ai moi-m^me été égaré à l ' âge de onze ans dans un pensionnat de curés qui était bien de cette veine-là .
On a raison de craindre que ce genre de truc n ' arrive un jour à grande échelle , et d ' être vigilants . C ' est ce qui s ' est produit avec Hitler . Qui pourrait bien arriver avec Marine Le Pen ... à suivre ...
@Monde indien: Le pire c'est que ça pourrait aussi arrivé de la part de ceux qui partagent nos valeurs idéologiques a priori... On pourrait aussi sombrer dans une dictature des beaux sentiments en surface pour laisser tout le champ libre à une autre élite de merde.
RépondreEffacerTu as tout à fait raison - C ' est ce qui s ' est produit avec les communismes soviétique , chinois , cubain , etc ... Le vrai communisme n ' est pas qu ' une question de fric , bien que ce soit très important : c ' est plutôt une question de partage - partage qui respecte aussi les individualités , les épanouissements individuels , et les intimités - La fraternité - Entre vrais humains nous y arriverons !
RépondreEffacerAmicalement , Axé !