vendredi 27 janvier 2017

Germain Lécrevisse et le Dépanneur Lanteigne

Germain Lécrevisse aimait lire la grammaire Grevisse. Cette grammaire était pour lui aussi délectable qu'une nuit de sexe intense tout en tachant moins les doigts. À  vrai dire Lécrevisse ne s'intéressait pas aux galipettes. Pour lui, la vie ne trouvait tout son sens que dans le monde des idées et des lettres. Tout le reste lui semblait une distraction qui n'était pas digne d'occuper de l'espace dans une tête bien faite.

Le cabinet de lecture de Lécrevisse était particulier. Je veux dire qu'il lisait dans le cabinet d'aisance. Il avait emménagé en bibliothèque les chiottes de son appartement miteux. Si vous n'avez pas encore compris, Lécrevisse lisait en chiant.

Il est difficile de comprendre cette manie malodorante. Comment peut-on chier pendant des heures en lisant des livres? Lécrevisse ne se posait pas ce genre de questions. Il croyait au contraire qu'il était tout naturel de lire tout en déféquant. D'autant plus qu'il avait tendance à constiper. La moindre crotte lui demandait des efforts surhumains. Il appelait à son secours les grands auteurs, que ce soit Hugo, Guy des Cars ou Jacques Godbout, pour faire ses dépôts quotidiens.

-Gnnnn! Gnnn! geignait-il en faisant la grimace. Quel beau passage de Victor Hugo! Gnnn! Gnnn! C'est bien meilleur que L'Aquarium de Jacques Godbout! Gnnnn!

Et puis plouf. Il tombait une petite pépite. Il lui fallait lire encore quelques pages afin d'en ajouter quelques autres.

Nous prenons tout de même quelques libertés à vous le présenter ainsi dans ses moments les plus intimes. Pourtant, ces moments expliquaient vraiment tout ce qu'il était, aussi scatologique que cela puisse paraître. On voudrait vous faire croire qu'untel est ceci ou cela sans jamais l'avoir vu en train de chier.

Lécrevisse était petit et grassouillet, barbu et échevelé, pas très sportif et plus porcelet que gastronome. Une femme pas trop difficile aurait pu le trouver beau s'il n'avait pas été aussi malpropre de sa personne. Il sentait souvent la sueur et laissait pousser ses poils de sourcils, d'oreilles et de narines de manière à lui conférer des airs d'ermite qui n'avait jamais été extirpé de son tas de fumier. Aussi, Lécrevisse n'avait aucun succès tant auprès des femmes que des hommes. Il s'en remettait donc à ses chers livres parsemés de bouts de papier de toilette qui lui tenaient lieu de signets.

Ce n'est certes pas pour se gausser de Lécrevisse qu'on l'expose ici dans toute la nudité de sa vie d'ermite.

C'est que notre bonhomme ne faisait pas que chier et lire des livres.

Il lui arrivait aussi d'aller au Dépanneur Lanteigne

Fort heureusement, le logement de Lécrevisse se situait juste au-dessus.

Bernard Lanteigne, le propriétaire du dépanneur, était un type un peu louche, un cinquantenaire costaud et barbu, qui n'embauchait que des femmes regardables pour travailler dans sa business. Il aimait leur tenir des propos sexistes, orduriers et rabaissants. Il les choisissait dans les milieux les plus pauvres pour qu'elles soient sans défense devant ses offenses répétées.

Lanteigne faisait crédit à ses clients désoeuvrés en prenant une cote sur leur chèque d'assistance sociale. Tu achetais pour quatre cent dollars et tu lui devais cinq cent dollars à la fin du mois. Malheur à celui qui ne payait pas, bien entendu! Lanteigne faisait aussi office de shylock et savait s'entourer de sales brutes qui cassaient la gueule des mauvais payeurs au besoin. Pour tout dire, les malheureux payaient rubis sur l'ongle, si l'expression signifie quelque chose dans le cas qui nous préoccupe.

Or, Lécrevisse lui devait un mois de loyer en plus d'avoir acheté toute sa nourriture à crédit au cours des dernières semaines. Il n'avait jamais fait ça auparavant. Mais il lui était venu l'envie d'acheter l'encyclopédie Universalis chez le vendeur de livres usagés du coin de la rue. Le vendeur lui avait abandonné toute la collection pour moins de quatre cents dollars, une somme colossale pour Lécrevisse qui ne travaillait pas et ne faisait que lire des livres en chiant.

-Il faut bien se gâter dans la vie! C'est tout de même l'encyclopédie Universalis bon sang!

Le hic, c'est qu'il n'avait pas d'économie, Lécrevisse, et c'est l'argent qui devait aller à son loyer et même un peu plus qui y était passé.

Trois jours plus tard, Lécrevisse avait terriblement faim et rien à manger. Il alla pleurnicher au Dépanneur Lanteigne pour obtenir pitance ainsi que patience pour le paiement du loyer.

-Je vais vous rembourser le mois prochain, je le jure sur la tombe de Victor Hugo!

-Ouin... Jure pas trop vite... Pis oublie pas de me payer le premier parce que je suis pas du genre à niaiser avec ça moé...

-Merci monsieur Lanteigne pour votre compréhension! Que serions-nous sans des hommes aussi nobles que vous l'êtes, n'est-ce pas?

-C'est ça... C'est ça... Manon, ouvre-lui un compte pour son poulet pressé pis son pain... Pas question que t'ailles le sucer à crédit dans l'backstore par 'xemple! Arf! Arf! Arf! Pis Lécrevisse, tu trouves-ti qu'elle a une bouche de suceuse Manon, hein?

-Hum... Heu... répondit Lécrevisse d'un air gêné.

Manon n'osa rien dire. Elle s'était habituée à ce genre de remarques et avait besoin de son salaire pour nourrir ses trois enfants ainsi que son mari dépressif qui ne travaillait pas.

Les jours qui suivirent furent de loin les meilleurs qu'avait vécus Lécrevisse au cours de sa vie.

Le champ de son savoir prenait toujours plus d'ampleur. Il prenait un tome de l'encyclopédie Universalis au hasard et lisait toutes sortes d'articles intéressants. Il en oubliait de tirer la chasse d'eau, mais bon c'était plutôt son habitude.

Il lut sur Montaigne, le Montana et l'histoire de la monnaie. Puis il parcourut des articles sur le Rubicon, les ruines et les runes.

Un beau matin, c'était le deux du mois, Lanteigne vint cogner à la porte.

-Pis? Tu viens pas m'payer?

-Quoi? C'est déjà le premier?

-Non, c'est le deux... T'essaie pas de me passer un sapin toé là mon hostie? dit méchamment Lanteigne.

-Non... non... c'est que je ne savais pas... Mon chèque doit être dans la boîte à malle...

Or, le chèque n'était pas là.

-Comme ça t'as pas reçu ton chèque mon hostie d'crosseur? s'impatienta Lanteigne.

-C'est sûrement une erreur! Voyons... C'est une horrible méprise... Je... Enfin...

Lanteigne en avait assez de courir après l'argent de tout le monde et son ex-blonde venait de le quitter en lui volant cinq cents dollars. L'honnête homme n'était pas d'humeur à s'en faire passer une autre. Aussi rentra-t-il ses doigts dans les narines poilues de Lécrevisse en tirant très fort.

-Mais... Enfin! Vous me faites mal!

-Tu paies avant la fin de la journée ou j't'arracherai pas juste le nez mon hostie!

-Oui... oui... soyez sans crainte... lâchez-moi monsieur...

Qu'est-il arrivé par la suite?

C'est là qu'il manque un bout à cette histoire.

Les habitués du dépanneur apprirent que Lécrevisse avait subitement disparu. Toutes ses affaires, incluant tous ses livres, s'étaient retrouvées dans les bacs à ordures devant le dépanneur.

L'appartement fut loué à un vieil ivrogne surnommé Baptiste.

Il ne lisait pas de livres et passait le plus clair de son temps à regarder la télé qui ne captait qu'un seul poste.

Il buvait à crédit lui aussi mais au moins il payait à tous les premiers du mois, quitte à commettre des menus larcins ici et là pour se payer un toit et de la nourriture.

On prétend que Lécrevisse avait été balancé en bas du pont.

On exagère sans doute.

Mais Lanteigne aime bien que l'on colporte ce genre de rumeurs.

Ça lui évite de s'expliquer longtemps avec les mauvais payeurs.


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