Cédrick Marceau avait dès lors compris qu'il devait changer du tout au tout pour le bonheur de ces dames qui préféraient, pour une raison mystérieuse, les physiques ingrats sur lesquels était montée une tête bien faite. Mélinda lisait Proust et Hermann Broch. Colinda, quant à elle, décortiquait les oeuvres de Marx, Sartre et Raymond Aron. Sarah, d'un naturel plus rêveur, ne parlait que de Rimbaud, Baudelaire et Nelligan. Toutes les trois étaient fort jolies aux yeux de Cédrick qui revenaient toujours à la maison avec l'envie de s'enfermer dans sa chambre à double tour pour attraper une tendinite du poignet.
Quand il avait fini de s'essouffler, Cédrick s'arrachait les yeux et la tête jusqu'à très tard dans la nuit afin de se formater un nouveau cerveau en mesure de soutenir une longue conversation avec Mélinda, Colinda ou bien Sarah.
Il lui fallut au moins un an de grandes lectures avant que de se risquer à parler à l'une des trois et, paresse oblige, c'est sur Sarah que Cédrick jeta son dévolu. Il était bien plus simple de lire de la poésie que de se faire fondre les méninges avec La mort de Virgile ou bien L'Être et le Néant...
-Tu... tu... tu... tu lis de la poésie, hein? qu'il demanda à Sarah.
-Oui, lui répondit-elle en le fixant indécemment dans les yeux. Je lis en ce moment Pablo Neruda. Et toi, tu lis aussi de la poésie?
-B... b... bien sûr. Je ne lis que ça! Et même... même que j'écris des vers...
-Oh! J'aimerais bien les lire! J'a-do-re la poésie!
Cédrick regretta presque de lui avoir dit cela puisqu'il n'écrivait pas des vers. Il en mettait de temps à autres sur des hameçons, à la pêche, mais écrire des vers? Au grand jamais.
-Je te les ferai lire... hum... demain... Je vais les apporter à l'école.
-J'ai bien hâte de les lire! Bisou...
-Pardon?
-Bisou! Je te donne un bisou... Les poètes méritent un bisou, voyons donc!
Et elle l'embrassa sur la joue. Cédrick devint rouge comme une tomate et rentra encore plus vite à la maison pour s'enfermer à double tour.
Au bout de cinq minutes, il revint de ses émotions et se rappela qu'il avait promis de lui faire lire des vers. Il n'en avait jamais écrit mais il jouissait du bonheur d'avoir lu Tristan Tzara, un dadaïste qui écrivait des suites de conneries qui semblaient faciles à aligner sur du papier.
Cédrick prit son stylo et une feuille vierge puis fit glisser de la poésie sous ses doigts. Au bout de dix minutes, il avait son premier poème. Il ne lui en fallait pas plus pour le moment. Il prétexterait qu'il avait oublié les autres à la maison, dans sa chambre fermée à double tour qui sentait un peu trop la puberté.
Le lendemain, Cédrick s'avança vers Sarah qui, encore une fois, lui donna un bisou.
-Ah salut Cédrick! Bisou...
-Aem... fit-il pour contrôler ses émissions... Aem... Je t'ai apporté un de mes poèmes...
-Ah oui? Bisou...
Elle lui donna un autre bisou et Cédrick ne vit cette fois que sa bouche pulpeuse qui sentait la gomme baloune sur son appendice braqué comme celui d'un jeune chevreuil. Il s'efforça d'effacer cette vision pour reprendre ses esprits et lui présenter l'objet de cette rencontre: son poème.
-Je l'ai écrit hier soir... Mes autres poèmes sont chez-moi...
-Tu permets que je le lise à voix haute? J'aime lire les poèmes à voix haute pour en goûter toute la force!
-Bien sûr... bien sûr... lui répondit-il d'un air pas tout à fait rassuré.
-Ok... Je commence... Hum...
Davy Crockett
Croquette de poulet
Poulet frit Kentucky
Kentucky Derby
Bing bang rentre dedans
Tant pis pour les prudents
Prudentielle à vie
L'assurance de vivre
Vivre en amour tous les jours
Journée monotone
Monochrome
Polychrome
Chromosome...
-Tu en as écrit plusieurs comme ça?
-Heu oui...
-Et je pourrais les voir... chez-toi? répliqua-t-elle en se mordillant les lèvres et en grattant du pied.
-Heu oui... Quand?
-Tout de suite? qu'elle ajouta en le dévisageant des yeux jusqu'au bas-ventre.
-Aem... Heu... Je... Aem...
-C'est oui ou c'est non?
-Aem... Oui... Mes parents sont absents...
-D'accord allons-y.
Il serait un peu scabreux de vous raconter la suite. Disons que Cédrick dût s'expliquer sur les poèmes qu'il avait perdus mais qu'il se rattrapa en lui en inventant quelques-uns de son cru, agitant sa langue, ses jambes et ses bras. Sarah, pas difficile pour deux sous, écoeurée elle aussi de ne pas goûter à la "substantifique moelle de la vie", ne put que se réjouir de cette poésie orale qui rappelait celle des amants des chansons de Georges Brassens.
-Aaaaaah! hurla-t-elle.
-Saaaaraaaaah! hurla-t-il.
Le lendemain, Sarah faisait semblant de ne l'avoir jamais connu. Elle l'ignora totalement et se mit même à embrasser le gros Tellier devant lui d'une manière indécente et presque révoltante. Ce gros Tellier qui ne lisait que la section des sports dans les journaux et se targuait de ne jamais se laver parce que les filles aiment selon lui qu'il sente le gras mou.
Cédrick revint chez-lui, ce soir-là, avec la larme à l'oeil.
Au bout de ses larmes, il se mit à écrire des vers, des vrais vers cette fois-là, où il était question d'un amour déchu, de sperme qui sèche sur un corps froid, de truies lubriques et de toutes sortes de trucs plus ou moins vulgaires.
Il était enfin devenu un vrai poète.
Kool , de la vraie poésie !
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