mercredi 11 février 2015

Belzébuth, le dieu des mouches

L'homme était assis sur une chaise et il se parlait à lui-même sans bouger les lèvres. C'était un homme entre deux âges, au visage glabre, qui avait coutume de cligner d'un oeil quand une mouche volait devant lui. On ne savait rien de lui, sinon qu'il ne travaillait pas et s'asseyait toujours sur la même chaise à la bibliothèque municipale. Et comme il n'y avait pas vraiment de mouches à la bibliothèque, surtout l'hiver, eh bien il clignait rarement des yeux par temps froid.

Les bibliothécaires auraient pu dire qu'il était un érudit mais ils se foutaient pas mal des lectures des abonnés. C'était des bibliothécaires qui n'aimaient pas lire. Ils passaient leur temps sur Facebook à partager des photos de petits chats. Ils occupaient cet emploi par dépit, parce qu'il y avait un membre de leur famille qui était haut placé dans l'administration municipale. Ce qui fait qu'ils méprisaient tous ceux et celles qui les emmerdaient avec Mark Twain, Fedor Dostoïevski ou bien le Marquis de Sade.

-Je suis bibliothécaire, m'sieur, qu'ils disaient. Je ne suis pas critique littéraire...

Évidemment, je dis ils parce qu'ils étaient tous de sexe masculin, compte tenu des goûts du gestionnaire du service, un homme à hommes qui ne se voyait pas travailler avec des filles qui passent leur temps à piailler pour rien en se limant les ongles.

Je m'égare un peu en vous racontant cela, chers lecteurs et lectrices, alors que je me suis engagé à vous raconter l'histoire de cet homme au visage glabre qui s'asseyait toujours sur la même chaise à la bibliothèque, ne clignant des yeux qu'à l'occasion du vol d'une mouche.

Que lisait-il, hein? Il lisait essentiellement des traités sur l'occultisme, sur Baal Zeboub, entre autres, mieux connu sous le sobriquet de Belzébuth, alias le dieu des mouches. Il se tapait tout ce qui avait pu s'écrire à ce sujet, de manière systématique. Il rédigeait des fiches pour s'orienter dans ses lectures et avait monté une bibliographie impressionnante sur le sujet.

C'était un fou, au mieux un original, enfin quelqu'un qui trippait un peu trop fort sur les mouches.

Ce qui ne devait pas advenir arriva, bien entendu.

Une mouche était sortie de son hibernation, en plein mois de février, pour virevolter autour de l'homme qui se mit subitement à cligner des yeux comme un stroboscope.

-Une mouche! Une mouche! se mit-il à crier. Ouaaa! Enfer et damnation éternelle! Vade retro Baal Zeboub!

-Monsieur! lui répliqua un bibliothécaire de façon impérative. Veuillez garder le silence! C'est une bibliothèque ici!

Le monsieur arrêta de crier. Il mordit dans un ouvrage sur Belzébuth et tomba raide mort, étouffé par une boulette de papier qui se coinça dans sa gorge.

-Aem! Aem! Eurk! qu'il fit. Et après, plus rien. Pas un son. Pas un râle.

Les bibliothécaires firent venir l'ambulance sans entreprendre d'exercice de réanimation puisqu'ils n'avaient pas suivi leur cours de RCR. Ce qui valut un blâme au gestionnaire de la bibliothèque puisque la loi oblige qu'il y ait toujours au moins un employé en service qui ait son certificat de RCR.

La mouche virevolta une demie heure autour du cadavre de l'érudit jusqu'à ce que les ambulanciers arrivent sur les lieux pour l'emporter à la morgue de l'hôpital. On l'enterra dans une fosse commune, évidemment, puisqu'il n'avait ni famille ni police d'assurance.

Y'a-t-il une morale à cette histoire? Il n'y en a pas, comme d'habitude. Sinon qu'il faut savoir abdiquer devant les forces invisibles et indicibles.




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