samedi 13 juin 2015

La roue ne roule pas pour tout le monde

Le cercle était tellement sacré chez les aborigènes de l'Île de la Tortue qu'ils refusaient d'employer la roue dans leurs déplacements. Ils en connaissaient le principe mais ils craignaient cette vieille prophétie selon laquelle le monde serait détruit par des gens qui se déplaceraient sur des véhicules dotés de roues. La roue, pour eux, devait demeurer symbolique. Elle était une représentation du Grand Cercle de la Vie. On se devait de marcher pieds nus sur la Terre Sacrée, en prenant conscience à chaque pas que nous marchions sur notre Mère.

Quelques milliers d'années plus tard, l'Île de la Tortue est devenue l'Amérique pour honorer la mémoire d'Amerigo Vespucci et détruire celle de millions d'aborigènes. 

On ne se souvient plus de la vieille prophétie proscrivant l'usage de la roue. Des millions de véhicules circulent là où naguère il y avait une prairie, un marécage ou bien une montagne. Tout a été rasé ou aplani pour que tourne la roue de l'économie et perdure l'injustice sociale. 

On commença par exterminer les bisons, puis les Sioux, et enfin l'Américain moyen. Le rouleur se roula lui-même. Depuis, le marcheur doit craindre l'automobile tout aussi bien que le cheval de fer.

Cette introduction métaphysique doit maintenant nous mener à un événement qui est survenu hier en un endroit que les aborigènes appelaient Wabanaki, le Pays du Soleil Levant, qui correspond aujourd'hui au territoire du Québec et des provinces des Maritimes.

Cela s'est passé tout près de la rivière Tapiskwan Sipi, la rivière de l'Enfilée d'Aiguilles, une rivière que les impérialistes européens ont dénaturée pour lui donner le nom d'un saint inconnu de tous, un saint qui s'appelait Maurice. Un Maure de la chrétienté qui a fait Dieu sait quoi pour porter son auréole.

Les plages de sables fins et les forêts de pins majestueux ont évidemment été remplacés par des routes, des autoroutes et des quais de béton.

Misko, un indigène du coin, marchait sur les trottoirs. Il s'en allait pêcher sur une petite berge publique entourée de terrains privés pour s'assurer que l'eau n'appartienne pas à tous.

Misko méditait sur la nature des choses et des lieux, s'attristant aussi de voir les gens mépriser avec tant de désinvolture la vieille prophétie proscrivant l'usage de la roue.

-Quand bien même je leur racontais ça, ils se moqueraient tous de moi... se disait-il en lui-même.

Il se contentait donc de marcher. 

Arrivé à un carrefour, Misko attendit que la lumière soit verte pour traverser la rue. Un type qui chauffait une Mustang rouge faillit le tuer en virant à droite sur un feu rouge, comme c'est maintenant autorisé pour se débarrasser des piétons, des cyclistes et autres organismes vivants qui encombrent les routes.

Le coeur de Misko s'arrêta un moment. La mort était passée près de lui. 

-Fuck you! cria-t-il en direction du chauffeur de la Mustang en lui montrant le majeur bien haut pour lui signifier sa juste colère. 

Le type au volant de la Mustang rigola d'avoir fait peur à un sale hippie.

-Ôte-toé du chemin hostie d'crotté! Va sur la piste cyclable sacrament! Ha! Ha! Ha!

Quelques secondes plus tard, cependant, son véhicule dérapa sur une flaque d'huile et percuta de front un poteau de fer.

Le choc fût brutal. Le véhicule s'enflamma aussitôt. Le conducteur infâme perdit conscience.

Misko n'étant pas de la mauvaise pâte courra vers la Mustang en flammes pour en extirper le conducteur et lui prodiguer les premiers secours.

La Mustang explosa.  Le type, relativement sonné, réalisa que le sale hippie qu'il avait failli écraser venait de lui sauver la vie.

Il ne fût pas vraiment reconnaissant, parce que la conscience est toujours à retardement chez ce genre de trous du cul qui foncent sur les gens quand ils sont au volant de leur tondeuse à gazon.

-J'ai mal, qu'il se contenta de dire à Misko. Hostie que j'ai mal! Ayoye! Ayoye! J'sens plus mes jambes! Mes jambes! Argue!

Misko réconforta le trou du cul jusqu'à ce que l'ambulance l'emporte à l'urgence.

Malgré toutes ces émotions fortes, Misko n'allait pas ruiner sa partie de pêche urbaine. Il poursuivit son chemin jusqu'au quai public. Il faillit se faire écraser deux fois de plus en traversant la rue. Toujours la même histoire: un crétin qui pensait que le virage à droite sur feu rouge était une obligation du code de la route, en dépit des piétons, cyclistes et autres marmottes qui devraient avoir la priorité dans ce monde qui était malheureusement sans idéal.

Misko attrapa deux barbotes, auprès desquelles il s'excusa de leur retirer la vie.

-Paix à votre âme, barbotes,,, J'ai besoin de votre chair pour me nourrir... Vous savez bien... Que votre esprit rejoigne Kitché Manitou... Oui... Ne m'en voulez pas... Un jour, ma dépouille nourrira les vers qui m'ont servi d'appâts pour vous attraper... Je retournerai, comme vous, au Grand Cercle de la Vie... Migwetch gentilles barbotes...

Le soleil brillait à travers le smog.

Les chauffards rinçaient le moteur de leurs véhicules sur roues pour s'assurer que l'air et l'ambiance sonore soient encore plus malsains.

C'était une journée ordinaire d'une Amérique sale qui s'enroulait dans son propre caca.






4 commentaires:

  1. Haha, cool ce récit!

    À sa place, si j'avais vu ce trou de cul se planter, je me demande si'j'aurais pas décidé de le laisser crever de crainte qu'il finisse par véritablement frapper et tuer une ou quelques personnes...

    Yo, Makwa! Continue à avoir des yeux tout le tour de la tête...avec tous ces chauffards.

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    1. Kwey Misko. Migwetch. Le vrai Misko aurait-il mangé de la barbote?

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  2. Jamais essayé la barbotte, mais oui, j'en mangerais; surtout après l'avoir tuée moi-même.



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  3. Tu mérites une note de 100% Misko pour ton examen de civilisation aborigène... ;)

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