Raymond est un célibataire de cinquante ans qui a l'air d'avoir soixante-dix ans. Il tousse beaucoup. Le teint de sa peau tourne au gris vert avec des pointes de bleu. Il boite de la jambe droite. Il lui manque un oeil et plusieurs dents. Ses vêtements sont malpropres et malodorants. Il ne les lave qu'en cas d'extrême nécessité, quand il renverse de l'huile sur lui, et encore. Raymond n'est pas coquet et ne s'intéresse qu'aux femmes sur papier ou sur DVD. Les femmes, ça coûte trop cher anyway. Raymond avait eu une blonde en 1982, pendant une ou deux semaines. Elle s'appelait Françoise et elle passait son temps à lui chiper des cigarettes. C'est ce qui avait mené à leur rupture.
-Lâche mes cigarettes! qu'il lui avait dit. J's'rai pas capable de passer ma semaine caltor! Va falloir que j'emprunte à mes chums pour fumer calvince!
Les cigarettes s'achetaient pour trois fois rien à cette époque. Et Raymond n'avait déjà pas les moyens de fumer. Imaginez aujourd'hui, en 2015.
Raymond, ça lui prend une cigarette en se levant, une autre en buvant son succédané de café, et plusieurs autres tout au cours de la journée.
Il fume toujours, s'allumant avec son mégot pour créer d'autres mégots qu'il conserve comme des reliques. Quand il n'a plus rien à fumer, Raymond extirpe le vieux tabac des mégots pour se faire une cigarette. Ça lui prend sept mégots pour se faire une cigarette. Et s'il n'a plus d'argent, plus de mégots, donc plus rien à fumer, il va vider les cendriers devant la pharmacie, le supermarché et autres endroits publics. S'il n'a plus de papier à rouler, il se débrouille pour vendre des bouteilles et des canettes consignées qu'il trouve un peu partout dans les poubelles.
-Z'auriez pas une cigarette? qu'il demande parfois aux passants.
Il ne mendie pas tout le temps. Mais il vient toujours un temps où la gorge de Raymond ne supporte plus la fumée du vieux tabac.
-Si j'avais d'l'argent, beaucoup d'argent, j'fumerais juste des Light... Mais comme j'su's toujours cassé, parce qu'el' BS m'en donne pas assez, ej' fume n'importe quoi... Même du tabac vendu su' 'a slide... Du tabac humide comme el' christ que j'dois faire sécher avant d'el' fumer... Caltor d'la vie qu'la vie est dure des fois! On pourrait pas fumer sans toujours s'casser la tête pour le cash pis des affaires de même? Bonyousse d'la vie!
Les produits du tabac n'ont pas cessé d'augmenter au cours des ans. Ils sont passés de trois fois rien à mille fois plus.
-Quatre-vingts piastres el' cartoon! Pour voir si ça 'a d'l'allure! C'est comme si i' voulaient p'us qu'on fume ces hosties d'crosseurs!
Le tabac vaut tellement cher que les pauvres doivent se battre pour s'emparer des mégots qui traînent dans les cendriers.
-C'est mon spot! doit souvent déclarer Raymond pour protéger les cendriers qui font partie de sa collecte quotidienne de mégots. C'est moé qui vide les cendriers icitte! J'étais là avant toé! Trouve-toé une autre pharmacie, un autre dépanneur... C'est mon cendrier, ok là?
Les associations contre le tabagisme, les gouvernements et les citoyens dits ordinaires ne comprennent pas la mauvaise habitude de Raymond. Ils le regardent tous de haut, avec mépris, et se réjouissent de savoir qu'il lui est toujours plus difficile de vivre sa passion.
-Qu'est-ce qui t'intéresse dans la vie, Raymond? lui avait demandé une travailleuse sociale.
-Moé? Rien.
-Y'as-tu d'quoi que t'aimes?
-Moé? Fumer des cigarettes...
-Fumer des cigarettes?
-Oui, fumer des cigarettes.
-C'est pas bon pour la santé, ça, Raymond...
-J'ai-tu l'air en santé? J'vaux rien. J'aime rien. Au moins, quand j'fume, j'oublie qu'ej' suis rien. La boucane. ça m'tranquillise... Enlève-moé mes cigarettes pis j'va's toutte péter dans 'a baraque! T'aurais-tu une cigarette toé?
-J'fume pas...
-Ah bon... Y'est où votre cendrier icitte? Dehors en arrière ou dehors en avant?
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