Maître Énoch De Rochefort se promenait dans les rues de Montréal avec sa canne à pommeau d'or. C'était une canne qui ne lui servait pas vraiment pour la marche. Mais ce n'était pas pour autant un artifice.
Sa canne à pommeau d'or lui permettait de chasser la canaille et les impudents qui foisonnaient dans les rues. La loi lui permettait en quelque sorte de se défendre contre ces indigents et autres paresseux. Avocat et propriétaire d'un club privé, Me Énoch De Rochefort n'avait pas volé son pommeau d'or. Il avait travaillé fort pour arriver là où il était. Et certainement qu'il ne se gênerait pas pour enlever de son chemin mendiants, cloportes et autres puants socialistes.
-Ils devraient économiser, ces misérables! Ce sont des puits sans fonds! Qu'on leur donne deux sous et les voilà qui se jettent sur du tabac ou bien de l'alcool! Et que disent les cocos et autres cancres socialistes? Que nous devrions par-ta-ger! Que nous devrions ceci ou cela... Et avec quel argent, je vous le demande, hein? Avec le mien pardi! Oui, c'est avec le mien et celui des gentlemen de mon club, par exemple, que l'on financerait la paresse et la puanteur!!! Ils ne connaissent rien au mot SACRIFICE!
Comme Me Énoch De Rochefort disait cela, un déchet de l'humanité passa près de lui. Rochefort, droit comme un i et élégant comme les gus de Paris, détonnait devant Ti-Jean Baptiste, un ivrogne sans aucun doute, tout croche, sale et pas reluisant.
-Voulez-vous bien me lâcher canaille! gueula De Rochefort en frappant sur Ti-Jean Baptiste à coups de canne à pommeau d'or.
Ti-Jean Baptiste tomba sur le trottoir. Il était habitué. Une bosse de plus ou de moins, il ne les comptait même plus. Personne ne voulait de lui. Trop laid. Trop croche. Trop lent. Alors il mendiait au lieu d'économiser.
Me Énoch De Rochefort rajusta son col et sa cravate vénitienne. Puis il remercia le ciel d'avoir sa canne à pommeau d'or pour faire face à tous les problèmes sociaux qui se profilaient à l'horizon. Les chiâleurs et autres braillards séduisaient la populace. Il faudra bien y remédier un jour ou l'autre. À coups de matraques s'il le faut. Ou bien à la mitrailleuse. Il y a des limites au scandale.
-J'ai soéffe! hurla Ti-Jean Baptiste derrière lui.
Puis c'est à peu près tout.
C'était le 4 avril 1895. Une journée bien ordinaire.
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