Giguère n'était pas bâdré avec quoi que ce soit. Cette nonchalance n'en était pas moins une carapace. Dans les faits, Giguère n'avait rien du tout. Il vivotait dans une petite chambre humide d'une maison pour rebuts de la société. Il partageait la toilette et le bain toujours sales avec dix autres chambreurs. Il fumait essentiellement du vieux tabac qu'il extirpait des vieux mégots traînant ça et là au hasard de ses promenades. Il était gravement malade, Giguère, mais préférait l'ignorer. On aurait pu croire que l'enfer se défoulait sur ce pauvre idiot qui n'allait jamais à l'hôpital pour se soigner parce qu'il avait perdu sa carte d'assurance-maladie.
-T'as juste à t'en commander une autre Giguère! lui avait dit Gervais qui s'inquiétait du sort de son co-chambreur.
-Peux pas... J'ai perdu mes cartes d'identité...
-Commande-toé z'en d'autres...
-Peux pas... J'ai pas d'argent...
-Va à Emploi-Québec... Rencontrer ton agente...
-J'ai pas de téléphone...
-Hostie! Tu sais juste dire j'peux pas? Fuck! Tu craches pis tu chies le sang! T'es rendu à moitié aveugle! Tu peux pas t'laisser aller d'même Giguère...
-Aurais-tu une cigarette?
-Non... J'attends mon chèque moé 'ssi...
Giguère n'était pas bâdré avec rien. Mais il n'en souffrait pas moins. Il traînait péniblement sa carcasse partout et, souvent, il avait faim.
Il n'était heureux que vingt-quatre heures par mois. Ce premier vingt-quatre heures où il payait sa chambre et claquait le reste de son argent en s'achetant de l'alcool, du speed, un paquet de cigarette Player's et un sous-marin de dépanneur pour couronner le tout. Au bout de ce vingt-quatre heures, Giguère redevenait rien et avait toujours aussi terriblement faim.
Or, un jour un bon Samaritain crut bon de donner à Giguère une poche de cent livres de pommes de terre pour une raison pas tout à fait claire.
Giguère était revenu à sa chambre fier de lui, avec son cent livres de patates. Il essaya d'abord de les vendre, bien entendu, mais personne ne voulait rien savoir de ses vieilles patates qui, d'ailleurs, sentaient la moisissure d'entrepôt.
Giguère s'était donc résolu à les manger.
Il prit beaucoup de poids ce mois-là. Giguère se nourrissait exclusivement de patates. Il en mangeait au moins une dizaine par jour. Il les faisait cuire dans un vieux chaudron d'aluminium trouvé dans les poubelles. Puis il les faisait transiter vers son estomac avec beaucoup de sel et de grands verres d'eau.
Le vingt-neuvième jour de ce mois qui ne finissait plus de ne pas finir, Giguère devint vert après avoir mangé une autre chaudronnée de patates. C'était comme si les patates ne voulaient plus entrer. Juste d'entendre le mot patate Giguère commençait à ressentir la nausée. L'inévitable advint. Giguère ne put que vomir ses patates.
-Pis Giguère, tes patates? lui demanda Gervais alors que Giguère sortait des toilettes.
-Parle-moé plus jamais d'patates! qu'il lui rétorqua en s'essuyant les commissures des lèvres.
Il pleuvait dehors ce jour-là. De plus, c'était dimanche. Pas moyen d'aller récolter des mégots sur les trottoirs et, depuis qu'ils avaient adopté la maudite loi interdisant de fumer à moins de neuf mètres des entrées commerciales, il n'y avait plus de cendriers nulle part.
Giguère se résigna à récolter des mégots détrempés et fit sécher le tabac à feu très doux dans une vieille poêle.
Le tabac était encore plus aigre et nauséabond qu'à l'accoutumé.
Giguère eut à nouveau un haut-le-coeur.
Il restait encore deux jours avant le chèque.
Des larmes coulaient le long de ses joues.
Des larmes qui lui rappelaient Maria, son ancienne blonde, du temps où il vendait du speed et d'autres cochonneries.
-Qu'est-cé qu'elle voudrait savoir de moé, Maria... J'suis juste un hostie d'trou d'cul...
Évidemment, Giguère se pendit ce soir-là.
Mais Gervais le décrocha juste à temps.
Les ambulanciers l'emmenèrent à l'hôpital.
On lui fit une carte d'hôpital provisoire et il obtint une rencontre avec un travailleur social pour retrouver ses cartes d'identité et d'assurance-maladie.
Un mois plus tard, Giguère allait beaucoup mieux grâce au soutien du travailleur social.
On l'avait engagé pour occuper un poste d'aide-déménageur au sein d'un organisme communautaire.
Giguère pouvait s'acheter des vrais cartons de cigarettes avec son petit salaire.
Il avait même obtenu un petit logement coquet dans un HLM.
Giguère n'était plus bâdré par quoi que ce soit.
Et une certaine Lucie s'intéressait à lui parce qu'elle le trouvait drôle et qu'il pouvait lui refiler des cigarettes lorsqu'elle n'en avait plus.
Ça ne dura qu'un temps.
Il perdit son emploi à la fin de la subvention.
Il se drogua lorsqu'il apprit cette nouvelle et démolit tous les murs de son logement par instinct de vengeance.
Lucie se désintéressa de lui lorsqu'elle apprit que Giguère n'avait plus de cigarettes.
Il fut évidemment chasser de son HLM.
Il revint inévitablement vers la même chambre sordide qu'il occupait précédemment, dans cette maison ironiquement baptisée Le foyer des coeurs brisés.
Gervais était mort depuis deux mois d'une cirrhose du foie.
Les nouveaux co-chambreurs écoutaient leur télé trop fort.
À part de ça, tout était aussi glauque et sale qu'auparavant.
Page noire .
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