dimanche 25 janvier 2015

Un peintre qui sait peindre n'est qu'un laissé-pour-compte

Charles Pellerin était un artiste-peintre de grand niveau. Il n'avait que vingt ans et déjà l'usage qu'il faisait de ses pinceaux le rapprochait de Vermeer de Delft  et Caspar David Friedrich. Évidemment, ses thèmes étaient modernes, plutôt surréalistes, mais sans sacrifier à la technique et à la justesse des traits. Il peignait sans modèle, sans miroir et sans photographie. Tout lui sortait de la tête avec cette perfection qui ne manquait pas d'étonner ceux qui ne prétendent pas connaître quoi que ce soit à l'art.

Charles était plutôt mal vu à la faculté des arts plastiques de l'université de ploucs qu'il fréquentait. Ses professeurs, de vieilles fripouilles sans contenu, lui reprochaient de ne pas s'adonner à l'art abstrait. Ils lui rappelaient qu'il était idiot de savoir dessiner, de peindre réalistement, de représenter quelque chose d'évocateur. Ils lui disaient qu'il était trop commercial, trop vrai, trop ceci ou cela. Et le pauvre Charles, qui ne se voyait pas faire autrement, revenait vers son petit atelier avec l'amertume d'un incompris et la rage de voir les imbéciles triompher.

Charles Pellerin ne faisait pas partie des artistes les plus appréciés de la faculté, il va sans dire. Les plus appréciés étaient, entre autres, Fabienne D'Astruc, une fille qui clouait des espadrilles et des vieilles bottines dans des cadres achetés à vil prix à l'Armée du Salut. Il y avait aussi Luc Flamand qui signait Excrément. Il faisait essentiellement des performances pour lesquelles il se déguisait en sac à ordures. Puis il y avait Lulu Leclerc qui s'achetait des toutous dont elle coupait la tête avec une scie ébréchée pour ensuite les coller sur du contreplaqué avec un vernis très épais.

Vous comprenez que Vermeer de Delft et Caspar David Friedrich n'étaient pas du tout le truc de tous ces poseurs.

Pourtant, Charles Pellerin participaient à tous les concours sans jamais rien recevoir. Le public appréciait son talent: c'était une raison de plus pour ne lui remettre aucun prix.

Ses tableaux ne se vendaient pas et aucune bourse ou subvention ne lui tombait sur la tête.

Fabienne D'Astruc avait reçu vingt mille dollars pour se rendre en Belgique, en Suisse et en Croatie.

Luc Flamand, alias Excrément, projetait une exposition à New-York, avec l'aide du doyen de la faculté des arts plastiques, Herménégilde Levasseur, qui était devenu son amant.

Quant à Lulu Leclerc, la municipalité lui avait passé un contrat pour réaliser des fresques en des points stratégiques de la ville, des fresques où n'apparaissaient, vous vous en doutez bien, que des toutous décapités figés dans du vernis.

Ce qui fait qu'au bout d'un certain temps, Charles Pellerin abandonna la peinture pour devenir chauffeur de taxi.

Il peint toujours un tant soit peu, pour des particuliers qui lui demandent de décorer des roulottes à patates frites, entre autres, mais disons qu'il a perdu le feu sacré.

Les peintures qu'il réalise pour ces roulottes à patates frites conservent encore quelque chose de Vermeer de Delft et de Caspar David Friedrich, mais personne ne s'en soucie vraiment quand la gueule est remplie de hot-dogs et de patates.

Charles Pellerin n'est plus un artiste de grand niveau, voyez vous.

Il est devenu tout le contraire de Fabienne D'Astruc, Excrément et Lulu Leclerc.

La vie est chienne, hélas.

4 commentaires:

  1. Ça résonne étrangement cette histoire-là. Merci.

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  2. C'est une histoire vraie transformée en histoire étrange afin que personne ne s'y reconnaisse pour venir ensuite m'arracher la tête... :)

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  3. C'est bien de ne pas laisser de trace aux émondeurs susceptibles. Assurément que c'est une histoire vraie, c'est pourquoi elle m'a touchée.

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