mercredi 29 octobre 2008

ÉPHREM LE HUTU, JUVÉNAL LE TUTSI

Éphrem est rapidement devenu mon ami. D'abord, il aimait boire. Et surtout, il buvait au même endroit que moi. Ce qui fait que nous avons fini par nous connaître assez vite merci.

Éphrem était un Hutu du Rwanda, pays du printemps perpétuel, terre des milles collines. Petit et trapus, le teint chocolat au lait foncé, avec une tête de bon Jack, Éphrem étudiait la biologie moléculaire à l'université. Il avait bénéficié d'une bourse pour étudiants pauvres, un genre de programme canadien de coopération internationale, une manière de vider l'Afrique de tous ses cerveaux.

Je l'entends encore me raconter son arrivée au pays, par une soirée froide de septembre.

-Il faisait teeeel-lement froid Gaa-é-tan! Brrrr... Tu sais, du village où je viens, Gaa-é-tan, personne n'a de télévision... Personne! Bien sûr, il y en avait à Kigali, mais c'était un groo-os luxe. Et il n'y avait pas trois cents chaînes comme iiii-ci! Oh non! On écoutait surtout la tééé-lé de l'Ouganda, avec des oreilles de laaaa-pin, tu sais Gaa-é-tan! Donc, j'ar-riiive iii-ci à Twois-Wivièwes et je me loue une chambre tu sais où?

-Non?

-Au Florida Hotel, au Cap-de-la-Madeleine! me dit Éphrem.

-Pas au Florida Hotel, là où il y a des films pornos en circuit fermé?

-Ex-actement Gaa-é-tan! Mais je n'le savais pas en-co-re! Hu! Hu! Et là, eh bien, j'arr-iiii-ve fourbu. Et, du coup, toc, je me couche tout habillé. Et je dors comme une bûche jusqu'au matin. Je me réééé-veille vers les neuf heures et, après avoir été au petit coin faire ma peee-tite affaire, il me prend l'idée d'allumer le téléviseur. Et qu'est-ce que je vois?

-Un film de cul? que je lui réponds.

-Ex-actement Gaa-é-tan! Un Africain, comme moi, avec deux filles aux cheveux blonds comme le blé! Hé! Hé! Et tu sais quoi? L'Africain leur fait l'amour par tous les orifices et, du coup, ouf, j'ai très très chaud. Et tu sais ce que je me dis?

-Non?

-Je me dis que je suis au Paradis!

-Au Paradis?

-Oui, oui, au Paaa-radis! Imagine Gaa-é-tan! Je n'avais jamais vu de télévision en circuit fermé de maaaaa vie! Je croyais que c'était l'émission du matin de Raaadio-Canada!

Évidemment, je m'étouffe avec ma bière, crampé de rire.

-Ce n'est pas tout Gaa-é-tan! Ne ris pas trop vite! Ça m'a pris au moins trois mois avant de réaliser que ce n'était pas Raaadio-Canada! Je trouvais les filles tellement hypocrites autour de moi, surtout les blondes héhé, de ne pas vouloir faire l'amour avec moi alors que c'est ce que l'on montrait tous les maaa-tins à Raaadio-Canada!!! Bande d'hypocrites! que je disais. Bande de tricheuses!

***

Éphrem n'a pas eu beaucoup de succès dans sa vie sexuelle au Québec. Il a copulé quelques fois, mais pas nécessairement avec celles qui nous représentaient le mieux dans le patelin.

-L'autre nuit, Gaa-é-tan, j'étais avec une petite éléphante... Une très grosse fille que j'ai rencontré au bar Le Bakarin. Je vais chez-elle et la petite éléphante joue de la flute avec ma petite allumette... Ça me désespère Gaa-é-tan! Elles croient tous que j'ai un gros zozo et moi, je n'ai qu'une toute petite allumette! Toute petite! Toute petite! Comme un petit doigt! Alors, la petite éléphante joue avec ma petite allumette puis... Elle fait pipi au lit. Si! Si! Elle fait pipi au lit, sur moi, comme si c'était normal! Est-ce que c'est toujours comme ça iiii-ci Gaaa-é-tan? C'est normal de faire pipi sur son aaa-mant?

Alors là, je ne savais plus quoi lui dire... Sa franchise me sciait les jambes et m'interdisait toute réplique. De plus, cela ne s'arrêtait pas là.

-Et l'autre nuit, Gaa-é-tan, une fille nous invite moi et notre bon ami Sylvain pour prendre un caaa-fé chez elle. Il est trois heures du matin. Dans mon pays, une fille qui invite deux gars pour boire un caaa-fé à trois heures du matin, c'est parce qu'elle veut faire l'aaaa-mour avec deux garçons! Alors, elle nous verse un caaa-fé. Et là je dis: «On va s'coucher?» La fille refait plutôt du caaaa-fé. Sylvain est saoul et s'endort dans un coin du saaa-lon... La fille me reverse du caaa-fé et je dis «Quoi? Encore du caaa-fé! On va s'coucher?» Elle va se coucher mais elle me dit de doooor-mir sur le divan! Alors moi, je vais la retrouver dans sa chambre et je lui demande si je peux lui faire l'aaaa-mour. Et tu sais ce qu'elle me dit? «Non Éphrem! Je t'ai dit non, non et non!» Et elle se met à hurler! Houlala! Sylvain se réveille et vient voir ce qui se passe. Je suis tout nu et ma petite allumette est toute bandée là, là... Et ils me regardent comme si j'étais un méchant, quoi. Je ne suis pas méchant du tout! Je croyais qu'elle voulait faire l'aaaa-mour! Les filles, iiii-ci, Gaaa-é-tan, sont très difficiles à comprendre! Très difficiles!!!

***

Avril 1994. Des Hutus, formés à la haine par la Radio Télévision des Milles Collines, s'en vont machette en main commettre le plus rapide génocide de l'histoire: 800 000 morts en quelques jours.

Dans la même période, Éphrem attrape un virus méningocoque et est rapidement hospitalisé. On ne lui donne que deux jours à vivre, sans plus. La seule personne qui soit constamment à son chevet est un jeune prêtre catholique rwandais, Juvénal, qui allait défroquer quelques mois plus tard pour se marier avec une agente de pastorale de Ste-Monique-de-Nicolet. Juvénal est un grand Tutsi pas très volubile qui sourit tout le temps. Éphrem est un Hutu qui sourit aussi souvent mais parle beaucoup. Et Juvénal tient la main de Éphrem qui ne parle plus du tout en lui disant des paroles réconfortantes, en lui affirmant qu'il allait guérir.

Éphrem meurt un dimanche soir. J'apprends, trois jours plus tard, qu'il est mort et enterré.

C'est Juvénal qui me l'apprend. Juvénal qui étudie avec moi en philosophie à l'université.

-Éphrem est mort... Oui... C'est très triste, qu'il me dit sobrement.

Je lui serre la main comme il a serré celle de Éphrem. Je suis sidéré par la disparition rapide de Éphrem. Il y a moins de quatre jours on partageait un ou dix pichets de bière ensemble. Et là, sans que je ne l'aie vu venir, pffuit!, son âme s'est envolée. Juvénal me dit «Il est bien là où il est, crois-moi...» Et pas moyen de boire avec Juvénal: il ne prend que de l'eau. Alors, je le quitte l'âme en deuil. Moi et mes amis africains buvons à la santé de Éphrem et finissons ça au... Bakarin.

À des milliers de kilomètres de distance, un Tutsi a veillé sur la mort d'un Hutu. Ces deux-là n'auraient pas fait de mal à une mouche. Tout ce qu'ils voulaient et tout ce qu'ils cherchaient, c'était de l'aaa-mour...

Je ne crois pas que nous ayions comblé tous leurs espoirs.

Mais chaque fois que j'entends parler du génocide au Rwanda, je songe à ces deux-là, Juvénal et Éphrem. Et je me dis qu'ils sont passés dans ma vie pour me laisser une leçon, une leçon que je m'explique pas et qui vibre encore dans mon coeur et dedans ma tête.

3 commentaires:

  1. Tu m'as fait passé du rire aux larmes...
    Certaines personnes passent dans nos vies, laissent leur marque alors que pour d'autres ils ne sont que des ombres... On cherche souvent une explication au rôle qu'on a à faire ici pour finalement ne rien comprendre et vivre de son mieux.

    Merci pour ce superbe texte !

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  2. J'aurais aimé faire lire ça à mes chums dans l'temps qu'on allait au Bakarin, justement. Le seul visage noir qui était accepté unanimement par la gang était un poucheur. Wow.

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  3. Géniale nouvelle, Butch.


    Je recommande par la même occasion le très bon livre de Robin Philpot Ça s'est pas passé comme ça à Kigali. Selon mes sources, il donne l'heure juste. Ça permet de comprendre mieux pourquoi les Africains détestent de plus en plus les Canadiens.

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