samedi 18 octobre 2008

AFFRONTEMENT À EDMONTON

Le ciel était bleu et sans nuages. Un ciel de septembre en Alberta. Le vent des Prairies soufflait doucement sur le blé poilu. Et moi, j'étais sur le bord de la route 16, avec ma pancarte, à faire du pouce quelque part entre Grande-Prairie, Edmonton et North Battleford. J'avais un collier de griffes d'ours autour du cou, une queue de cheval, une veste en denim élimée, bref j'avais l'air d'un bum. Et pourtant, je parvenais sans trop d'efforts à stopper des bons Samaritains qui m'embarquaient pour faire deux ou trois kilomètres en... tracteur. Oui, en tracteur...

Il y eut d'abord Bill, puis un autre Bill, un Joe, et encore un autre Bill. L'un était chrétien évangéliste, l'autre un baptiste, Joe était chauve et le dernier des Bills, un infâme drogué qui fumait des joints dans son tracteur tout en me parlant de Rush et de Led Zeppelin. Ce dernier Bill était aussi le plus généreux et me proposa même d'aller au bar de danseuses pour se saouler un bon coup. Ce que je refusai poliment, histoire de poursuivre ma route.

Il m'abandonna donc au milieu d'un champ de blé à perte de vue. Heureusement qu'il y avait un casse-croûte, parce qu'à midi, ce lundi-là, plus rien ne semblait rouler sur la route. J'ai donc résolu d'aller prendre un café dans ce petit resto pour savourer les couleurs locales. Je n'avais aucune idée d'où je me trouvais et m'en foutais éperdument.

À l'intérieur du casse-croûte, ils n'étaient que deux, le cuisinier, que j'entrevoyais à peine, et la serveuse, une grande fille dans la vingtaine de type ukrainien, les cheveux blonds, six pieds et quatre pouces. Maudite Alberta! C'était bien le seul endroit au monde où, avec mes six pieds deux, j'avais la sensation d'être un nain...

-Hi! How're you doin'? me dit la serveuse en se postant devant moi.

-Fine. And you? fis-je.

-Pretty good. A coffee?

-Yes, please. With two cheeseburgers, mustard, ketchup and onions.

-Are you French?

-Oui madame!

-Ho! Ho! Ho! fit-elle en riant comme si j'étais, juste par mon accent, le roi des vicelards. Meurr-ci mooon-si-eure... Ha! Ha!

Elle me rapporta mon café et mes cheese-burgers. Elle me fit un clin d'oeil pour le moins rempli de sous-entendus et je repris la route en regrettant un peu de ne pas avoir prêté plus d'attention à ce clin d'oeil qui promettait peut-être un peu de gymnastique dans une grange remplie de bottes de foin.

J'ai payé l'addition et suis retourné là d'où je venais pour saisir au passage un autre tracteur. Ce fut plutôt un pasteur luthérien qui me prit à bord de sa fourgonnette.

-I took you up because I believe in God! que me disait le pasteur, un grand bonhomme de type ukrainien qui ressemblait à l'Agent Glad qui porterait des lunettes et une calotte de baseball.

La belle affaire! Je me suis mis à regretter mes balades en tracteur. Voilà que j'étais avec un bon Samaritain qui me racontait pourquoi il était bon, généreux, aimable, un bon chrétien qui croit en Dieu, et pourquoi je devais moi aussi rendre grâces à Dieu et cesser de faire du pouce sur le bord de la Yellowhead Highway 16...

Il m'a finalement largué aux limites d'Edmonton. J'ai pris un bus jusqu'au centre ville et m'y suis arrêté pour la journée après avoir loué une chambre minable dans le Windsor Hotel le moins cher en ville: un lit, une télé et un lavabo. Les toilettes étaient dans le passage. Le propriétaire était un sikh qui écoutait Oprah Winfrey à la télévision et qui se contentait de me rendre ma monnaie et ma clé sans vraiment m'adresser la parole.

Après avoir déposé mes affaires dans ma chambre, je me suis décidé à visiter un peu Edmonton, malgré la fatigue et tout le reste, dont l'envie de dormir sur un lit mou au lieu de dormir sous une tente posée sur l'herbe molle des Prairies.

AFFRONTEMENT

Déambulant sur Jasper Avenue, l'une des artères principales d'Edmonton, je tombe sur un Indien saoul raide qui fonce vers moi en gueulant des insanités. Je suis dans la portion des bars où l'on vend la bière un dollar le verre. L'Indien a de larges cicatrices sur la figure, semble tout droit sorti de prison, et ressemble vaguement aux préjugés que l'on se fait des Indiens.

Il doit avoir dans les cinquante piges, peut-être moins, puisque l'alcool a fait ses ravages. Il ressemble vaguement à l'Indien Lakota des publicités, en moins honnête. Il s'arrête à deux pas de moi et me lance ceci en postillonnant:

-Hey you! Fucking jerk! What are ya doin' here, ya son of a bitche? Hu?

-I beg your pardon sir? que je lui demande poliment.

Mon accent le gèle un peu. Il me contemple de son oeil d'ivrogne, des pieds à la tête, comme s'il souhaitait me scalper. Il s'attarde mon tatouage sur mon bras gauche et mon collier d'ours.

-What t'fuck... Are you an Indian? qu'il me demande.

-Yes I am, que je lui réponds.

-You're not a fuckin' Indian! No way! puis il fait mine de s'élancer pour me foutre son poing dans la gueule.

Je ne bronche pas. J'applique ce que m'a appris mon professeur de kung-fu. La vraie force émane du regard. Il ne faut jamais quitter les yeux de son adversaire. Se tenir les quatre membres disponibles pour une riposte, le ventre offert à l'agresseur comme un piège, pour mieux le tromper et réduire à néant ses efforts.

Je n'ai pas besoin d'aller plus loin. Le vieil Indien baisse le regard puis me tend sa main noueuse et parcourue de veines.

-Gimme five, dude! Gimme five! Ho! Ho! You're my brother! Red power man! Red power!

-You betcha...

Je lui ai serré la main, par politesse.

-You are my friend! que m'a dit l'ivrogne. You're really my best friend!

Et là, mon frère Indien, émut au bord des larmes, me demande de surveiller son sac le temps qu'il aille au bar pour prendre un autre verre. Je ne dis rien pour, rien contre. L'Indien me laisse son sac et retourne à sa saoulerie. Je l'abandonne là, lui et son sac. Et je retourne vers ma chambre, pour dormir et calmer un peu ma montée d'adrénaline.

La nuit passe. Le lendemain, je prends la bus municipale jusqu'à l'arrêt le plus éloigné de la ville pour partir en pleine campagne ma nouvelle séance d'auto-stop. J'ai une cassette des Doors dans mon baladeur. Morrison délire sur des serpents et des vieilles prophéties. Je me sens libre d'avoir renoncé à tout, libre et heureux, sans inquiétude, sans maison, sans amour, juste présent pour la journée qui s'annonce, prêt à tout pour vaincre le destin et sortir grandi de mon pèlerinage.

Je ne sais pas encore que ma prochaine halte sera North Battleford, en Saskatchewan.

Tout ce que je sais, c'est que je marche vers le soleil levant, carton en main, le pouce tendu.

3 commentaires:

  1. Kin. Parlant d'amérindiens, v'là un truc intéressant :

    http://www.ledevoir.com/2008/10/18/211159.html

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  2. « Je n'avais aucune idée d'où je me trouvais et m'en foutais éperdument. »

    Ça fesse dans mit, ton affaire, Butch.

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  3. Sandra, j'ai lu et même commenté ce texte super intéressant de Louis Hamelin.

    É., merci pour le gant de baseball.

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