samedi 25 octobre 2008

GO WITH THE FLOW, SUIS LE COURANT...


REGINA

Regina. La pluie et une chambre crado à l'Empire Hotel où je liquide mon dernier billet de vingt dollars.

Go with the flow. Suis le courant buddy.

Un gros dodo à ne surtout pas penser à mon avenir incertain. Un homme reposé peut soulever des montagnes. Un homme inquiet ne se repose plus et, du coup, soulève à peine sa carcasse.

Une illusion de quelques heures, un lit avec un lavabo, une toilette, une douche. Et la Salvation Army le lendemain matin pour combler un vide ou refaire le plein, comme un goéland.

Puis l'harmonica sur la rue. De quoi payer ma chambre, comme par miracle. Juste ce dont j'ai besoin: rien de plus. Forty bucks par jour pour quatre heures d'harmonica. Aussitôt que j'ai fait mes forty bucks, je vais payer ma chambre pour une autre nuit et je m'achète de la bouffe avec le reste. Je n'ai pas grand chose, mais je l'ai. Je dors. Je bouffe. Et je lis des livres à la bibliothèque. Je fais le tour de Regina. Regina que j'aime pour ce qu'elle me rappelle de Twois-Wivièwes, ma ville natale. Des airs de déjà-vu que je ne m'explique pas. Peut-être les édifices, l'urbanisme... Ça n'a rien à voir avec les gens, juste avec le centre-ville.

Des projets farfelus me viennent en tête. Je ne suis pas toujours calme. Je pense à voler pour manger. Et je ne dis pas le reste. Une rage sourde monte en moi. Je ne crois plus en l'American Dream. Je traîne mes godasses comme Jack London dans The People of the Abyss, ou George Orwell dans Down and Out in Paris and London. Je ne vois que de la misère et de la merde autour de moi. Et je ne saurais voir autre chose, avec moins de vingt dollars en poche, tous les jours. Les seuls humains qui me parlent n'ont plus de dents dans la bouche et je ne comprends pas ce qu'ils me disent.

Donc, je décide de quitter Regina. Je saute sur un train avec deux résidents de Hamilton, en Ontario, un jeune Mohawk et un jeune Ontarien, convaincus que nous nous dirigeons vers l'Est, vers le pays du retour, vers la fin de l'exil.

Les deux gus me surnomment Jacques Cousteau. Ils me demandent si je suis capable de rouler, c'est-à-dire de fabriquer un joint à l'huile de chanvre sativa. Parfait. Ils me tendent l'ampoule d'huile et une aiguille. Je plonge l'aiguille dans l'ampoule. J'étends l'huile sur le papier à rouler et ajoute un peu de pétun. Bien. Bien.

Les premières bouffées. Le train qui semble éventrer la terre dans un vacarme indicible. Les portes du wagon vide où nous sommes vacillent sous le vent. Les bruits de la ferraille multipliés par mille.

Dean, le jeune Mohawk qui ressemble vaguement à McKenzie du groupe Kashtin, est claustrophobe. Il s'accroche à l'air froid tout en maudissant l'idée d'avoir sauté sur ce cheval de fer. John, l'Ontarien, est en transe, fier de retourner vers l'Est. Et moi, je suis gelé dans tous les sens du terme. Je sors mon harmonica et leur chante des tounes de La Bolduc pour les égayer un peu et faire descendre le stress.

-Gimme five, Jacques Cousteau! Yeah! Right on! Fucking A! qu'il me dit, John, tandis que Dean panique sur le bord de la porte qui laisse entrer tellement d'air qu'on en grelotte.

-Brrrr... It's so fucking cold, dudes... Brrr... que je dis avant que de recoller mes lèvres sur mon harmonica Hohner en mi.

Ça brasse. Le train arrête de temps à autres, jamais longtemps, juste un deux minutes de pause avant de repartir en trombe, à nous projeter contre les parois du wagon.

-I don't wanna stay here anymore! se plaint le Mohawk.

-Shut up! Come on! lui disait John.

Les heures passent dans un cliquetis de rails qui finit par nous assoupir tous les trois. L'huile de chanvre sativa fait son effet. Nous parlons avec nos anges et nos démons intérieurs, bref avec nous-mêmes.

Puis le train s'arrête complètement. Plus un bruit. On attend cinq minutes. Puis on ouvre la porte. Un silo à grain est juste devant nous. Un silo sur lequel on peut lire Saskatoon écrit en grosses lettres rouges.

Je regarde sur ma carte. C'est au Nord-Ouest, Saskatoon! Nous ne sommes pas du tout dans la bonne direction! Nous venons de nous enfoncer au Nord. Nous nous sommes éloignés de l'Est. Bref, nous sommes dans le pétrin.
SASKATOON

Les deux gus ne connaissent rien à la géographie. Ils ne savent pas où ils sont depuis trois jours. Ils ne connaissaient que leur ville, Hamilton, il y a pas moins de trois jours. Ils voulaient se rendre à Vancouver pour travailler mais ils en ont assez de se nourrir dans les refuges de la Salvation Army. Fin de leur rêve d'une vie meilleure. Ils se promettent de retourner bosser dans telle ou telle usine, à Hamilton, plutôt que de rêver comme moi, comme Jacques Cousteau.

Il faut que je sauve ma peau. Je ne peux pas sauver la leur.

Je leur paie un café et un beigne puis leur trouve l'adresse du bureau des Social Services, à Saskatoon. Chacun pour soi maintenant. Vous allez quémander votre chèque là-bas. Moi je m'en retourne sur le pouce. Je m'en vais prendre la Yellowhead Highway 16 encore une fois. Je reviens sur le chemin de brique jaune maudit tabarnak. En route pour de nouvelles aventures! J'ai vingt dollars en poche et il y a Yorkton devant moi. Il y a surtout Winnipeg. That's it. Have a good day guys. Et cessez de pleurnicher, ça me fout le cafard!

Je prends mon sac dans mes mains. Je leur serre la pince. Puis je pars en sifflotant Le pont de la rivière Kwaï, pour me donner du rythme et du courage. Mes pauvres pieds traversent tout Saskatoon. J'aurais souhaité me payer un tour d'autobus municipal juste pour sortir de la ville et faire du pouce en pleine prairie, parce que c'est plus facile comme ça. Mais non, il y a une grève de la société de transport de Saskatoon. C'est ce que m'a dit la serveuse du Tim Horton's. Bon, alors il ne me reste plus qu'à marcher, et marcher encore, jusqu'à la croisée de la Yellowhead Highway, au bout de la ville.

Personne ne souhaite me prendre à bord. Je suis seul au monde et je n'ai plus assez d'eau dans le corps pour verser des larmes. Mon visage apprend à devenir dur. Ma belle sensibilité a honte de moi.

EN ROUTE VERS WINNIPEG

Saskatoon s'évanouit. Je suis maintenant à Lanigan, à crever d'attendre sous le soleil de la plaine. Je tente de jouer au poète, de me remémorer Rimbaud, les poings dans ses poches crevées, avec son paletot qui devenait Idéal. Je cherche ma Muse en vain. Je suis devenu le féal du Vide. Tout est vain.

Faire du pouce et méditer, c'est pareil. Tu as tout ton temps pour te questionner. Et tu es obligé de sourire, quoi qu'il advienne, si tu ne veux pas crever sur le bord de la route comme une bête puante écrapoutie.

Et puis Winyard, Elfros, Foam Lake.

Une Indienne m'embarque. Elle est avec deux autres Indiens et elle descend à Yorkton pour magasiner: acheter du pot, de l'acide ou quelques trucs du genre. L'Indien, sur la banquette arrière, ne me parle que de drogues, laquelle est la meilleure, son meilleur trip d'acide, comment fabriquer une pipe à eau, un shilom ou whatever. Et puis voilà Yorkton.

Yorkton. Un avocat de l'aide juridique. Il me fait penser à Robespierre, par son attitude froide et austère. Il roule vers Saltcoats.

-Do you think Quebec wants to separate? qu'il me dit en sortant de son mutisme.

Je suis un citoyen du monde, buddy. Je ne suis pas un politicien.

-I'm not an ant in an anthill, que je lui réponds, sans mesurer la portée ou l'effet, simplement.

Roule mon gars. Et débarque-moi à Saltcoats. Je ne suis qu'une cigale avec des airs d'harmonica en tête. Qu'ai-je à voir avec la constitution d'une fourmilière? Je suis tout nu dans la rue et je fais du pouce au milieu de nulle part...

Robespierre se tait. Ma réponse ne l'intéresse pas. Il s'en veut d'avoir embarqué un pouilleux. Il me débarque sans me saluer. Je le salue quand même. J'ai beau être pauvre que je sais vivre.

Saltcoats. Le lac magnifique. Le soleil qui colore l'automne.

Je passerais bien du temps ici. Mais il faut continuer. Sur la route, on écrit pas un roman. On tend le pouce, jusqu'au bout et plus loin encore.

Un preacher m'embarque. Il y a plein de messages évangéliques dans sa bagnole.

-Are you a Christian? qu'il me demande tout de go, son dentier parfaitement ajusté à son sourire de vendeur d'assurances.

Et je mens comme un prêtre: yes I am. Un autre masque dans ma carrière de caméléon. Pourquoi le décevoir? Pourquoi lui dire, tout simplement, non?

Je suis chrétien jusqu'à Gladstone, au Manitoba. Mes oreilles saignent tellement le pasteur m'a bourré de niaiseries sur les anges et tout le reste.

La route m'appelait encore. La route et la poussière des prairies. L'attente, longue et pénible, à me remémorer les vies de Jim Morrison, Diogène de Sinope, Louis Riel et Sitting Bull...

Une Volkswagen rouge s'arrête devant mes pensées. Je ramasse mes affaires et embarque aux côtés du chauffeur.

-You wanna go to Winnipeg? qu'il me demande.

-Yeah. Are you going by that way? que je lui réponds.

-Tu parles français? qu'il ajoute.

-Oui... Ah ben j'ai mon voyage! que je réponds en reconnaissant l'accent du Québec.

-Moé c'est Gaston, toé? que me dit le bonhomme dans la quarantaine, qui ressemblait au célèbre barbier Ménik, le barbier des Canadiens de Montréal.

-Guétan. Moé c'est Guétan.

-J'm'en va's à Winnipeg. T'aimes-tu le hockey?

-Oui, que je réponds pour mieux lui mentir.

-Mon frère est juge de ligne pour la LNH.

-Ah ouais?

Il me dit son nom. Je fais semblant de le connaître. En fait ça ne me dit rien du tout. Mais je suis sûr que s'il est comme son frère, c'est sûrement un chic type.


WINNIPEG

Winnipeg... Enfin, Winnipeg...

Une chambre d'hôtel. Le lendemain, quelques airs d'harmonica sur le trottoir. Trente-huit dollars et quarante-trois sous en poche. Mon salaire est revu à la baisse. J'ai à peine de quoi me payer une chambre. Pour la bouffe, je fais la file devant les tablées populaires. Je mets mon orgueil de côté, un temps.

Je m'achète On the Road de Kerouac, pour vingt-cinq cents, dans un flea market. J'aurai de quoi lire ce soir, dans ma misérable chambre.

C'est samedi soir à Winnipeg. Je suis seul et sans amis. Je ne fais aucun effort pour connaître qui que ce soit. Je suis seul et je lis On the Road. Je tombe sur ce passage qui résume tous mes efforts. Et je le surligne plusieurs fois.

«I'd never seen, hearing the kiss of steam outside, and the creak of the old wood of the hotel, and footsteps upstairs, and all the sad sounds, and I looked at cracked high ceiling and really didn't know who I was for about fifteen strange seconds. I wasn't scared; I was just somebody else, some stranger, and my whole life was a haunted life, the life of a ghost.»
Jack Kerouac, On the Road, Penguin Books, 1976, p. 17

Je m'endors avec mon harmonica.

Tomorrow, I'll still go with the flow. Suivre le courant. Ne pas se laissez emporter. Contrôler sa chute pour mieux se relever, à ras le sol, et voler plus haut, plus loin, jusqu'à ce que tout redevienne possible.

Ma vie changera. Je vais avoir un bon boulot. Je vais devenir riche. Je vais...

Ronfler.

Une autre nuit où je ronflerai d'un sommeil de brute.

Surtout ne pas penser.

Surtout ne pas déprimer.

Just go with the flow. Suis le courant.

5 commentaires:

  1. "Je suis seul et je lis On the Road. Je tombe sur ce passage qui résume tous mes efforts. Et je le surligne plusieurs fois."

    Aaaaaaahhhhhhhh! Gaétan, c'est épouvantable, faire des affaires de même! Barbouiller dans un roman, c'est monstrueux. T’avais quoi, un surligneur jaune fluorescent ? Pire, peut-être : bleu. Un surligneur bleu fluorescent qui suinte et qui, en plus de salir le passage en question, dégueulasse le verso de la page. J’veux ben croire que t’es daltonien, mais y’a un boutte à toutte. T’avais un stylo à bille ? Sans le faire exprès et malgré ta dextérité d’artiste visuel, tu as probablement tiré un trait d’un élan hystérique (enfièvrement oblige) en empiétant sur le texte. Pire : en appuyant trop fort tu l’as égratiné. Damn, Bouchard.

    Ce qui fait que tu te ramasses avec un bouquin multicolore et tout flétri. As-tu écrit dans les marges, aussi ? Je suis une adepte des couvertures déglinguées et autres tripatouillages extérieurs, mais les entrailles stie – les entrailles, on touche pas à ça !

    Heille, en passant, j’les aime tes récits de woyâge. :D

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  2. La plupart du temps, je ne surligne rien. Je l'écris sur un bout de papier. Ça me permet d'analyser l'écriture de mes auteurs préférés pour améliorer celle qui m'est propre.

    Cette fois-là, j'sais pas c'que j'ai pensé...

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  3. C'est drôle, je m'attendais à une bonne gueulante.

    Décidément, tu nous surprendras toujours.

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  4. Y'a juste au football que j'passe mon temps à gueuler.

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  5. 'Scuse mais j'ai pas pu m'empêcher de m'esclaffer devant le silo à grains !

    Cé pô pask'on rit kcé drôlll !

    Très beau récit. Plein de palpitations et de délits ...euh non, j'veux dire plein de péripéties et d'action.

    J'viens tout juste de parler de Maam' Bolduc, chez Mistral. Et j'ai espéré retrouver cette Winnipeg-là en te lisant, mais non, est même pas sur youtube.

    Et pis, pour ne pas me faire gronder par Sandra, je vais taire les crimes que j'ai commis et continue de commettre. Prendre corps avec un récit doit être passible d'excommunication, j'cré ben. Vais aller danser, tiens.

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