lundi 22 janvier 2018

Une avalanche dans les Rocheuses

Cela s'est passé il y a vingt-cinq ans. Cela ne me rajeunit pas. J'allais avoir 26 ans. J'étais quelque part dans les Rocheuses, entre Revelstoke et Banff. Je voyageais à bord d'un autobus Greyhound avec une vingtaine de passagers de toutes origines. Il y avait des tuques, des foulards, des turbans. J'étais le seul francophone parmi tous ceux-là. Je le sais puisque j'ai eu le temps de tous et toutes leur parler avec mon fort accent québécois.

Et comment ai-je pu tous et toutes leur parler?

Parce que la météo, aussi mauvaise soit-elle, se charge toujours de rapprocher les gens. Tout groupe humain isolé et menacé par la nature se comporte spontanément en tribu et établit de nouvelles règles communes à tous sans qu'il ne soit question de les écrire. Je le sais puisque je l'ai vécu. Je ne parle pas au travers de mon chapeau, vous le savez bien.

Cette histoire s'est probablement passée autour du 3 janvier 1995. Peut-être le 2 ou le 4. Je n'en sais pas plus.

Je me souviens que j'avais quitté Vancouver en fin de matinée, le coeur troublé par plusieurs nouvelles qui me provenaient du Québec et qui nécessitaient mon retour immédiat. On m'avait annoncé que mon père avait un cancer et qu'il lui restait peut-être trois mois à vivre. Par ailleurs, une femme que j'avais aimée me cherchait partout. Ces deux nouvelles m'avaient scié les jambes. Et je me souviens seulement d'avoir passé tout un après-midi sous la pluie, au George Stanley Park de Vancouver, à regarder tristement l'Océan Pacifique. Je mettais en veilleuse mon idée de finir mes jours dans l'Ouest, loin du Québec qui n'avait ni travail ni perspectives à m'offrir. Il fallait que je sois là, pour mon père... C'était ma dernière chance de le voir vivant, mon père, mon meilleur ami... Quant à elle, elle... Hum.

Ça y est j'étais en route pour Montréal via l'Autoroute 1 transcanadienne. L'autobus montait et montait et montait encore. Puis il redescendait et redescendait toujours plus. D'un sommet enneigé à l'autre je devais souvent avaler pour me déboucher les oreilles compte tenu de la pression atmosphérique. De ma fenêtre, je pouvais voir toutes sortes de panneaux routiers qui ne m'étaient pas familiers. Des panneaux qui annonçaient des risques d'avalanche et qui recommandaient aux conducteurs de ne pas s'arrêter et de filer à vive allure en cas d'avalanche.

Un peu plus loin, on ne voyait plus rien. Ni panneaux ni véhicules. Sinon des employés de la voirie et des officiers de la Royal Canadian Mounty Police. Tous les véhicules étaient priés de rebrousser chemin jusqu'à un casse-croûte perdu au milieu de nulle part dans les Rocheuses. Je ne pourrais même pas vous dire où c'était tellement il faisait blanc sous la noirceur.

Il y avait eu une avalanche. La montagne avait déversé un peu plus de six mètres de neige sur la Trans-Canada Highway 1. On ne pouvait plus avancer sur au moins un kilomètre. Et on devait évidemment procéder au déblaiement de tout ça avant que de rouvrir l'autoroute à la circulation.

Il était autour de minuit. Un Sikh coiffé d'un magnifique turban rouge me fit savoir que nous allions demeurer un bon bout de temps au casse-croûte, peut-être une dizaine d'heures. J'en profitai pour lui faire la conversation, à lui comme à tous les autres ou presque. D'autant plus que je m'endormais pas.

Pour m'aider à mieux parler l'anglais j'avais sur moi un joint de secours qu'un ami de Vancouver m'avait donné avant mon départ. C'était un Britannique en situation d'illégalité du point de vue de l'immigration qui vivait depuis deux ans à jouer de la musique dans la rue et à laver des pare-brises avec un squeegee. Je l'accompagnais parfois à l'harmonica et nous partagions la cagnotte. Tarquin qu'il s'appelait. Un chic type qui ressemblait un peu à Sting s'il avait eu une énorme coupe afro blondasse. Un gars qui, comme tant d'autres, hanteront mes souvenirs toute ma vie. Un gars qui me montrait qu'on ne devait pas se casser le cul pour rien. Seulement être là, jouer de la musique et faire l'amour avec des femmes. Point. Tout ce que j'avais envie d'entendre à l'époque.

J'ai fumé le joint avec le Sikh qui en avait vu d'autres. Et on a ri de tout et de rien en s'inventant des chansons à propos des Rockies et des munchies. On arrêtait pas de manger des noix de cajou que l'on prenait à même la distributrice du casse-croûte. Puis on parlait, parlait et parlait. Avec un couple ukrainien obèse. Avec une Métisse de Peace River qui allait visiter une de ses tantes. Avec un Laotien qui vendait des électroménagers à Winnipeg. Avec des Ontariens qui n'avaient pas un sou en poche et espéraient qu'un vieil ami les hébergeraient pour une semaine le temps de recevoir un chèque d'aide sociale. Avec des Terreneuviens, parce que partout où vous irez au Canada vous trouverez un Terreneuvien et un Québécois pour une raison qui m'échappe. Yeah b'y! comme ils disent...

Bon, au bout de dix heures l'autoroute était entièrement déblayée et il faisait soleil si je me souviens bien. Le joint ne faisait plus effet et j'avais l'envie de dormir. Mais pas avant d'avoir vu ces énormes murailles de neige de vingt pieds de hauteur tout le long de l'autoroute.

Je ne sais pas pourquoi ce moment bien spécial me revient en mémoire, aujourd'hui même, et pas hier.

Peut-être parce qu'on annonce une tempête. Du verglas. De la neige. Des vents. De la schnoutte.

Ce sera difficile de battre la tempête du 8 mars 2009 survenue à Trois-Rivières qui avait laissé un peu plus d'un mètre et demi de neige.

Idem pour cette avalanche au milieu de nulle part dans les Rocheuses.

On ne m'enlèvera pas cette sensation de fin du monde à me demander comment allait mon père, mon ex-blonde et l'univers en général.

Une chance que le Sikh me faisait rire...





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