Léon a toutes les qualités du monde bien que d'aucuns l'auraient traité de raté. Heureusement que Léon ne croise aucun de ceux-là sur son chemin.
-J'vis parmi du bon monde... dit Léon. C'est facile d'avoir les qualités du bon monde parmi tant de bons exemples...
J'oubliais de vous présenter ses formes pour que vous puissiez vous en faire une image mentale.
Léon ressemble à Lou Reed. Et si vous ne savez pas plus qui c'est, mettons Tony Curtis. Ou René Simard. En tout cas, Léon ne ressemble ni à vous ni à moi.
Il vit humblement. Son statut change aux neufs mois. Il passe de l'assistance sociale au travail, puis du travail au chômage, et du chômage à l'aide sociale. Le cycle normal de la survie au pays de l'injustice. Et ne me demandez pas de tout vous expliquer. Il ne suffit que d'arrêter de se regarder le nombril et de renifler l'air vicié des quartiers pauvres un tant soit peu.
Or, Léon est une bénédiction pour son quartier.
Il n'a rien, mais il a tout.
Il a, d'abord et avant tout, son éternel sourire aux lèvres.
On le voit piquer de saintes colères, de temps à autres, mais elles ne durent jamais longtemps et font place à des chansons burlesques de son cru à propos des patates, des carottes et des oignons.
-Patate que oui! Patate que non! Carotte rote l'oignon! Excusez-là! Pompompompom...
Et il poursuit son chemin en chantonnant, communiquant de bonnes paroles aux uns et aux autres, aidant tout un chacun, faisant même de son logis un refuge pour tous les miséreux et loqueteux de son coin.
On vient chez-lui pour prendre un café. Il en a toujours pour tout le monde. Il achète de grosses boîtes de café en spécial. Et ses invités ne font jamais les difficiles. À cheval donné, on ne regarde pas la bride. Et toutes ces sortes de choses.
Donc, Léon est foncièrement un homme bon. Il ne juge personne. Il a des bons mots pour les menteurs et les vauriens. Il trouverait moyen de pardonner un tas de marde.
De temps à autres, pour aider les pauvrichons affamés vers le milieu du mois, il organise chez-lui des repas communautaires. Rien de bien compliqué. Du spaghetti ou des bines. Tout le monde y trouve son compte. Ça rit et ça se dit des folies.
La tablée de Léon est les Nations-Unies. Ça vient de partout et de nulle part. D'Albanie et de Toxicomanie. Il y a même un Inuit. Stud. Celui qui veut devenir Jimmy Hendrix. Sauf qu'il n'a qu'une guitare sèche. Et qu'il a encore des croûtes à manger.
Tout le monde aime Léon, évidemment.
Qui peut ne pas aimer Léon?
Eh bien j'en ai trouvé un.
Jérôme. Celui qui est prof de philo à l'université. Vous savez le petit gars qui porte des tee-shirts moulants à l'effigie de Albert Einstein? C'est lui. Il n'a pas l'air d'un prof, hein? Ça fait longtemps qu'ils n'ont pas plus l'air que la chanson...
On penserait que ces gens-là sont des demis-dieux, des purs génies dotés de toutes les vérités en toutes choses. Et on n'a finalement affaire qu'à des séminaristes prétentieux, infatués d'eux-mêmes et gonflés de vanité puérile.
J'ai rencontré Jérôme le philosophe au hasard d'une promenade. Comme j'ai étudié avec lui il y a longtemps, j'ai cru bon de le saluer et même de lui parler.
Comme il me parlait de Wittgenstein et autres produits universitaires soporifiques, j'ai cru bon de lui faire part de mon admiration pour Léon. Il le connaît puisque Jérôme a longtemps été son voisin, du temps où il étudiait.
-Léon, admirable? C'est un foutu chrétien!
-Léon est chrétien? Je ne savais pas...
-Catholique! Il croit que le Frère André peut te guérir...
-Ah bon... Et alors?
-Je ne peux pas admirer quelqu'un qui croit en Dieu! Je n'admire pas les gens superstitieux!
La conversation s'est arrêtée là. Je voyais bien que Jérôme était toujours aussi cave. Un diplôme n'est pas un gage d'intelligence. On connaît tous le truc du Magicien d'Oz qui donne un diplôme à un épouvantail stupide pour lui conférer l'illusion qu'il a de l'esprit.
Léon est admirable. C'est un bon gars, chrétien ou pas.
Et Jérôme, cette petite crotte séchée de docte rat, athée d'opérette et fion fin finaud, ne lui va pas à la cheville.
D'abord, il ne donne rien à personne. Tout le monde le trouve cupide, stupide, avide et même vide.
Et même moi, qui suis tout de même athée à temps partiel, je préfère de loin Léon le chrétien à tous ces crétins de Jérôme bardés de diplômes qui ont le coeur desséché et l'esprit sectaire.
Léon a d'ailleurs invité Jérôme à son dîner aux bines dimanche prochain.
Il m'a invité aussi. J'y vais parfois. Pas tout le temps.
Jérôme n'y va plus depuis vingt ans. Ça faisait son affaire de bouffer sur le bras de Léon quand il était cassé, dans le temps qu'il était étudiant.
Jérôme se demande comment je fais pour me tenir avec des gens aussi répugnants qui ne nourrissent aucune forme de vie intellectuelle.
Comment ne pas aimer des gens comme Léon, hein?
J'échangerais huit millions de Jérôme pour un Léon, chrétien ou pas.