Il n'y a pas moyen de pêcher nulle part sans se faire dire que l'on se trouve sur un terrain privé. C'est du moins ce que me disait l'un de mes amis Bosniaques l'autre jour. Il se trouvait à Shawinigan, sur une île, aux abords de la rivière Tapiskwan Sipi (anciennement Saint-Maurice) quand un type vint l'avertir qu'il ne pouvait ni pêcher ni circuler sur ce terrain privé.
Où pouvait-il donc pêcher? Peut-être à un quelconque débarcadère public, comme il s'en trouve toujours un ou deux par ville pour donner l'illusion au peuple que la rivière lui appartient.
Quoi qu'il en soit, cette anecdote aura soulevé une fois de plus mon indignation. D'autant plus que l'ami Bosniaque me rappelait que l'accès aux rives est public et gratuit dans la majorité des pays européens. Ce qui est une bonne idée qu'on aurait dû appliquer ici depuis longtemps.
Le culte de l'argent et de la propriété privée auront contribué à dresser toujours plus de barrières entre les hommes. C'est d'autant plus absurde, en ce qui concerne notre pays, qu'il n'appartenait pas à ceux qui se sont permis d'accorder des seigneuries, des concessions et des terrains au mépris des Autochtones contenus dans des réserves pour qu'ils n'osent plus franchir la barrière.
Savons-nous que les Inuits ne barrent jamais leurs portes? Ce serait mal vu que de les barrer aux yeux de la communauté. Cela signifierait que l'on est un avare qui a quelque chose à cacher et qui ne veut surtout pas le partager.
Le savoir-vivre s'est sans doute perdu au Sud de la banquise.
Tout est clôturé, barré, barricadé. Le cadenas est le premier objet laissé par le colonisateur européen. La barrière vint ensuite.
À Trois-Rivières, où j'habite, il n'y a pas moyen d'avoir accès au fleuve ou à la rivière sans risquer de se faire dire de circuler. Le port est souvent fermé lors des événements publics comme le Festivoix ou bien lorsque l'on y accueille un bateau de croisière. La Ville tient à ne pas faire honte à ces précieux touristes en lui montrant nos pauvres. On établit donc un périmètre de sécurité. Et pour le Festivoix, eh bien on fait payer les citoyens plutôt trois fois qu'une.
Au début des années 2000 le Festival international de l'art vocal, l'ancêtre du Festivoix, était gratuit. Normal, nous l'avions payé via nos taxes et nos impôts, puisqu'il recevait de généreuses subventions en plus des commandites.
Ensuite, les choses se sont gâtées. On a fini par clôturer la moitié du centre-ville pour faire payer les curieux. La gratuité, c'était pour les Trifluviens soviétiques d'antan, ces pauvres qui n'avaient jamais un sou vaillant sur eux et profitaient des spectacles et autres événements gratuits comme s'il ne fallait jamais payer royalement nos Gentils Organisateurs. Trois-Rivières fit son entrée dans le 21e siècle en sacrifiant la gratuité, en multipliant les clôtures ainsi que les interdictions. Les chanteurs locaux ont été remplacés par des groupes de punk-rock internationaux conformistes et apolitiques... Il y a maintenant des espaces VIP pour bien distinguer l'élite des culs-terreux. Ce n'est plus un festival d'été, c'est un show privé qui prive les citoyens de l'accès à leur propriété publique. Rien de bien démocratique. Un festival à l'image de ce que nous sommes devenus: RIEN.
Il y a peu d'espaces verts gratuits qui vaillent le coup d'une visite à Trois-Rivières. Il faut payer pour aller voir la plage de l'Île Saint-Quentin, une plage que j'aurai fréquentée gratuitement dans les années '70 avec tous les enfants pauvres de mon quartier. Le site des Vieilles Forges est lui aussi payant. Il reste bien quelques parcs, quelques bancs, mais les plus beaux sites sont inaccessibles sans montrer un signe de piastre.
Le Mont-Royal et les Plaines d'Abraham sont deux sites naturels en milieu urbain où l'accès est gratuit. À Trois-Rivières, on a bien un parc ici et là, un bout de plage à Pointe-du-Lac, un débarcadère au Canadian Tire de Cap-de-la-Madeleine, mais tout le reste est privé, barré, clôturé. Les golfeurs se sont emparés des plus beaux terrains et, comme de raison, ne songez pas à y aller sans sortir de l'argent de vos poches. C'est privé. Les pauvres n'y seront jamais les bienvenus, d'autant plus s'ils ne portent pas l'uniforme approprié. Cela prend du standing pour déverser des tonnes d'insecticide dans nos cours d'eau et notre nappe phréatique tout en regardant le beau gazon vert tendre.
Oui, on aime ça les barrières, les frontières, les limites.
Le culte de la propriété privée et l'obsession de la sécurité nuisent considérablement à la qualité de vie de l'ensemble des citoyens. L'argent finit par tuer la démocratie autant que la communauté.
La logique implacable de la barrière s'impose.
L'hurluberlu de la Maison Blanche songe à élever un mur entre le Mexique et les États-Unis. Un mur comme celui qui existe entre Israël et la Palestine. Un mur comme on en voit d'autres pour établir la limite entre les vainqueurs et les vaincus.
Un mur pour nous faire accroire que ce continent que les Autochtones appellent encore l'Île de la Tortue est devenu un stationnement payant à 20$ la journée qui que nous soyons.
***
J'avais douze ou treize ans. C'était l'été. Je n'avais pas un sou et je m'amusais du mieux que je pouvais.
Cette année-là, il suffisait de payer à l'entrée de l'Exposition agricole de Trois-Rivières pour avoir accès gratuitement à tous les manèges. Malheureusement, nous n'avions pas ces dix dollars pour entrer.
Moi, mon jeune frère et deux de mes amis décidèrent donc de sauter par-dessus la clôture, sur le boulevard des Forges, pour entrer clandestinement sur le terrain de l'Expo et profiter des manèges gratuits.
C'était une grille en fer forgé avec des piques d'au moins un pouce de diamètre.
Il venait de pleuvoir. J'étais moins agile que les trois autres. Mes pieds ont glissé le long des piques et je me suis empalé sur les tiges qui pénétrèrent dans mon ventre pour y laisser deux grands cercles rouge sang. J'ai quand même réussi à me déprendre de cette fâcheuse position. Puis j'ai couru avec mes compagnons sous les aboiements des chiens bergers allemands tenus en laisse par des agents de sécurité à la mine non moins patibulaire.
Nous ne nous sommes pas faits prendre, heureusement. Je n'avais pas nécessairement le goût de faire des tours de manège avec les trous dans mon ventre, mais bon, je l'ai fait par défi, pour justifier mes stigmates. Je n'avais tout de même pas souffert pour rien.
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Je suis bien sûr moins casse-cou aujourd'hui. Et moins agile aussi...
Pourtant, je m'efforce de ne jamais payer pour me rendre là où je veux bien aller.
Je vais sur les terrains payants avant l'ouverture de la guérite.
Je dois bien sûr me lever tôt, mais c'est un compromis d'autant plus acceptable que j'apprécie la solitude.
Je finis par circuler gratuitement un peu partout, entre six heures et huit heures du matin.
Je ne vous dirai pas où: je perdrais ce privilège.
Encore une fois, je trouve les moyens de justifier ma pingrerie.
Je ne veux pas payer pour me rendre dans des parcs déjà subventionnés par l'argent de mes taxes et de mes impôts.
Je ne veux pas payer pour circuler librement sur les lacs, les rivières, le fleuve ou les plages.
Mon pays, en tant que Métis d'ascendance française et anishnabeg, c'est l'Île de la Tortue.
On ne me fera pas le coup de me tenir attaché après un sapin, dans une réserve, à regarder la croisière s'amuse ou les golfeurs heureux.
Comme le chantait si bien Woody Guthrie, this land is our land. Ce pays nous appartient. Il faudra bien un jour revendiquer nos droits sur nos plages, nos espaces verts et nos eaux.
Il faudra bien abattre des clôtures, des barrières et des murs.
Il faudra bien un jour se donner une démocratie digne de ce nom.
J ' aime cette phrase de Proudhon : " la propriété c ' est le vol "
RépondreEffacerPeut-être est-elle un peu excessive , mais pas tant que ça - Ca remet les choses à leur juste place , une histoire de partage -
@Monde Indien: Et cette chanson de Pink Floyd, Money: Money it's a crime...
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