Laurent Desfossés est un original.
C’est un homme d’à peu près soixante-cinq ans qui était
commis au Supermarché Trépanier avant que ce commerce ne fasse faillite suite à
l’installation du Super Maxi Extra Jumbo dans le quartier. Il était tombé sur le chômage
puis sur l’aide sociale, avait un peu perdu la boule entre temps et s’habillait
comme un excentrique.
La première fois que je l’ai croisé j’étais convaincu qu’il
travaillait pour le comité de revitalisation du centre-ville de Quatre-Rivières. Avec son
haut-de-forme, son nœud papillon, ses faux seins et sa robe fleurie, il m’avait
tout l’air d’un clown récemment engagé pour faire de l’animation de rue. Cela
me semblait d’autant plus probable que Laurent Desfossés se déhanchait comme
une jouvencelle en imitant le vol d’un papillon avec ses longs bras décharnés
qui flattaient au passage ses seins artificiels. Un truc comme ça ne s’invente
pas. C’est clair qu’il était payé pour faire le con.
Eh bien non! Je me trompais. Laurent Desfossés ne recevait jamais
un centime pour ses prestations. Il les donnait tout à fait gratuitement, jour
après jour, pour une raison qui m’échappe.
Tout le monde rigolait de le voir aller. Les moins timides
l’encourageaient.
-Let’s go grand-père! Pogne-toé les tétons! Ha! Ha!
Et Laurent, qui était fidèle à son public, se massait les
ramasse-braillards en couinant des oh! et des ah! un tant soit peu fripons.
Tout le monde le laissait faire. Il était même curieux que
la police n’ait reçu aucune plainte des vieilles bottines de feutre de la
paroisse, toujours promptes à condamner les mœurs de leurs contemporains pour ensuite aller confesser leurs petits péchés au curé, un Africain qui se demandait parfois ce qu'il faisait là parmi tous ces vieillards agonisants.
Il faut dire que les vieilles pantoufles étaient plutôt
dépassées par les danses lascives de Laurent Desfossés.
-Y’est fou! se disaient-elles, tout en feignant de ne pas
vouloir satisfaire leur curiosité.
Elles voulaient, elles aussi, savoir jusqu’où irait ce fou.
Toute la ville, en fait, s’émerveillait d’avoir ce nouveau
sujet de discussion.
-T’as vu le fou qui danse toujours en ville sur les
trottoirs, avec sa robe fleurie, ses faux totons pis son chapeau haut-de-forme?
I’ doit être fêlé…
Bien sûr qu’il était fêlé mais tous les touristes le
prenaient tout de même en photo, convaincu tout comme moi que Laurent Desfossés
était engagé par les commerçants du centre-ville pour les amuser.
À force de parler de lui, sa célébrité dépassa nos
frontières. Quand on tapait Quatre-Rivières sur YouTube, on tombait sur des tas de vidéos mettant en vedette
l’ineffable Laurent Desfossés, sa robe fleurie et ses faux totons.
Le journal local avait l’impression d’avoir manqué quelque
chose.
-Je voudrais faire un reportage sur le fou qui porte une
robe et danse comme une gazelle au centre-ville, avait demandé Sarah à son chef
de pupitre.
-Ok… Tu as carte blanche.
Et Sarah nous présenta Laurent Desfossés dans toute sa
candide naïveté.
-Je m’inspire beaucoup des danses de Isadora Duncan vous
savez, déclara Laurent Desfossés à la journaliste, mais il y a des matins où j’aurais envie de
tout abandonner, de m’enfoncer dans ma solitude et de ne plus jamais danser…
Puis j’me dis, Laurent, tu ne peux pas faire ça à ton public… Tu ne peux pas
les décevoir… Alors j’enfile une de mes plus belles robes fleuries, pose mon
haut-de-forme sur ma tête, ajuste mon noeud papillon et, comme on dit, the show must go on baby!
Il faut dire que Laurent Desfossés prend sa fonction
d’amuseur public très au sérieux. À vrai dire, il ne se sent pas tant un
amuseur public qu’un artiste, une authentique danseuse de ballet, quasiment une
ballerine.
Vous aurez beau rire de lui qu’il n’en demeure pas moins le
citoyen le plus célèbre de toute la ville. C’est comme si on venait des quatre
coins du monde pour le voir s’époumoner sur la place publique en faisant des oh! des ah! et des tiguidi-haha! Et pourtant, le
comité de revitalisation du centre-ville refuse toujours de soutenir financièrement
sa démarche artistique.
Laurent Desfossés est un incompris, voyez-vous. Et comme
tous les incompris, c’est un vrai artiste… Un artiste qui ne compte ni les
heures ni l’argent qu’il met dans la pratique désintéressée de son art.
Quand vous le verrez, songez au moins à lui payer une bière.
Il vous fera une petite danse rien que pour vous et vous bénira comme si vous étiez un saint
d’entre les seins…
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