Un mendiant mendiait. Il ne faisait pas que mendier, évidemment. Il respirait aussi. Et on pouvait conclure qu'il faisait froid à voir la buée qui sortait de sa bouche.
C'était un mendiant plutôt gros et grand qui portait un gros manteau d'hiver à capuchon et un pantalon imperméable en vinyle. Il devait avoir entre quarante et cinquante ans. Il s'était installé devant le Café Gargouille, un lieu qui avait l'avantage d'être au carrefour de deux artères commerciales du centre-ville.
On ne peut pas dire que les affaires étaient bonnes. Une vieille lui avait donné dix sous. Un autre, un automobiliste, n'avait trouvé que trente-huit sous à lui remettre. La plupart des gens passaient devant lui en l'ignorant. Les autres prétextaient qu'ils n'avaient rien sur eux ou promettaient de repasser pour déposer leur obole. De vrais faux-culs, quoi. Il faut dire que le quêteux était habitué...
Quelques minutes plus tard, ce même mendiant pédalait péniblement dans le sens inverse de la circulation. Les roues de son vélo déglingué avaient peine à s'agripper à la neige sale. De plus, il ne tenait le guidon que d'une seule main. L'autre main soutenait une caisse de six bières qu'il venait de s'acheter au dépanneur. Avec quel argent? pouvait-on se demander.
Et pourquoi se poser cette question, hein? Il a bien le droit d'investir son argent dûment gagné là où ça lui chante.
***
Deux femmes marchaient sur le trottoir. Elles durent faire un pas de côté pour laisser passer le mendiant qui empruntait le même chemin, toujours dans le sens inverse de la circulation automobile.
Une odeur de cheveux brûlés mélangée à un parfum trop capiteux chatouilla les narines du pauvre quêteux.
-Ça sent el' cochon! dit-il en les croisant.
Martha sortait de chez la coiffeuse qui lui avait fait une permanente. Elle sentait effectivement le cheveu brûlé et le spraynet.
-Mon Dieu que les gens sont impolis! lança-t-elle sans espoir de se faire entendre par le malotru qui était déjà loin sur sa bicyclette.
***
Le mendiant n'avait pas de chance. Au tournant de la prochaine rue il se fit happer par un véhicule qui le projeta à quatre mètres, lui, sa bicyclette et sa caisse de bière. Le véhicule était conduit par un jeune homme qui n'avait pas envie de se battre avec sa victime. Il crut bon de faire un délit de fuite en laissant le quêteux fulminer tout seul avec sa douleur.
Il s'était non seulement tourné méchamment la jambe. Il ne lui restait plus qu'une bière sur sa caisse de six qui avait volé en éclats. Sa jambe gonflait et lui faisait très mal.
-Maudit qu'j'ai pas d'chance! Maudit de maudit de maudit!
Le malheureux n'avait pas de carte d'hôpital et avait perdu sa carte d'assurance-maladie depuis trois mois.
Qu'allait-il faire? Il était hors de question d'aller à l'urgence. Il n'avait pas de papier et, par le fait même, prétendait qu'il n'existait pas.
Il boita en se soutenant après sa bicyclette. Arrivé dans son taudis qu'il partageait avec huit autres chambreurs tout aussi bruyants que malodorants, le mendiant enleva ses vêtements pour observer sa blessure. Il y avait de l'enflure mais pas de cassure. Il s'était étiré des muscles situés entre l'aine et la cheville. C'était douloureux mais il s'en remettrait en moins de six mois avec un peu de chance...
-Comme si j'avais besoin de d'ça tabeurne!!! gémit-il. Pourquoi ça va tout l'temps mal? Chienne de vie de chienne de vie!
***
Le lendemain, le mendiant avait retrouvé son poste devant le Café Gargouille.
Il marchait en s'appuyant sur un ensemble de planches qui lui tenait lieu de béquilles d'infortune.
Son vélo était demeuré dans sa chambre.
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