Ça faisait un mois que Jimmy travaillait pour Roland Desmarteaux, le plus gros entrepreneur en déneigement de la région dans tous les sens du terme. Desmarteaux était gros, voyez-vous. Par contre, il ne faisait pas de discrimination envers les petits maigres comme Jimmy l'était lui-même.
Jimmy était super content d'avoir ce boulot. Il avait l'impression que son cours de conduite de véhicules lourds n'avait pas été inutile. Il avait passé les deux dernières années à vivoter dans de petits boulots qui le menaient invariablement au chômage au bout de quelques mois. Jimmy avait été plongeur dans un restaurant, livreur de médicaments, aide-cuisinier dans un Tim Motton's. Il avait même été agent de sécurité dans une usine en lock-out où les employés voulaient lui faire la peau quand il franchissait la ligne de piquetage. Il avait pratiqué trente-six métiers et obtenu trente-six misères comme on dit.
Jimmy se trouvait maintenant au volant d'un tracteur muni d'une souffleuse à neige. Il en avait rêvé toute sa vie, depuis le carré de sable où il jouait avec des Tonka. Il faut dire que Jimmy avait grandi dans une famille où les parents n'avaient pas d'automobile. Ce rêve, qui aurait été ridicule pour d'autres, représentait pour lui une grande réussite.
Évidemment, le boulot n'était pas toujours facile. Jimmy ne comptait pas les heures lors des tempêtes. Desmarteaux n'était pas trop chien. Il payait souvent le déjeuner à ses employés pour qu'ils fassent leur vingt heures d'affilée sans que ça ne paraisse aux normes du travail ou bien à la CSST. Desmarteaux tenait un barbecue tous les étés où c'était bar ouvert pour les ivrognes. Bien sûr qu'il avait ses petits défauts. Dont celui d'être animé d'un esprit de vengeance hors du commun avec ceux qui avaient le malheur de se positionner en travers de son chemin.
C'était le cas de Karl Marcotte qui lui avait "joué un cul" comme il disait.
-Karl Marcotte c't'un hostie d'trou d'cul! J'ai une mission pour toé mon p'tit Jimmy... lui avait dit le gros Desmarteaux.
-Ah oui? C'est quoi boss?
-Tu sais mon terrain vague où j'crisse la neige au coin des rue Ste-Élisabeth pis Pie-IX?
-Ouin...
-Bin tu vas m'prendre une couple de voyage de neige pis tu vas crisser ça juste devant le stationnement du 1758 Ste-Élisabeth... Tu vas voir un char bleu stationné... Pis tu vas m'crisser un hostie d'banc de neige de vingt pieds d'haut devant son parking pour qu'i' soit plus capable de sortir el tabarnak!
-Qu'est-cé qui vous a faitte boss?
-En masse pour lui crisser vingt pieds de neige devant son parking! Retiens bien l'adresse... 1758... Comme l'année d'la bataille de Carillon...
-!758... Ste-Élisabeth... comme la bataille de Grillon...
-Carillon...
-Carignon...
-Ca-ril-lon! 1758! La bataille de Carillon! Quand les Canayens ont foutu une volée aux Anglais! J'fête pas les victoires des Anglais moé mon gars!
-Ok boss... Pis j'fais ça quand?
-Vers trois heures du matin... Pis tu t'assures que personne te voé... Tu fais ça vite pis tu décrisses...
Cette nuit-là, après avoir déblayé les entrées de cour des clients, Jimmy alla prendre plusieurs voyages de neige sur le terrain du boss. Il ne se souvenait plus très bien de l'adresse cependant. Jimmy n'était pas pour réveiller son boss à trois heures du matin. Il se rappelait que le boss avait parlé d'une bataille. Il tapa dans Google bataille et 1759. Jimmy tomba illico sur la bataille des Plaines d'Abraham... Il se souvenait que ses profs d'histoire lui en avait glissé un mot à l'école.
-Le boss va être content... C'est pas un banc d'neige de vingt pieds que j'va's y faire, mais un banc d'neige de trente-cinq pieds! Tiens mon hostie d'Charles Massicotte!
Le lendemain matin, Jimmy se présenta au restaurant pour déjeuner avec le boss et ses collègues de déneigement.
-Pis? lui demanda le gros Desmarteaux en le voyant rentrer.
-Vous allez être content boss! J'lui ai crissé un gros calice de banc d'neige devant son char! I' sera jamais capable de sortir de là! Ha! Ha! Ha! Un banc d'neige de trente-cinq pieds d'hauteur! I' va manger ses bas en tabarnak!
-Yes!
-Sauf que j'me souvenais p'us de l'adresse...
-Hein?!? paniqua le boss. Tu savais p'us l'adresse pis qu'est-cé qu't'as faitte?
-J'me su's dit que j'allais pas vous déranger avec ça boss... J'me su's rappelé d'la bataille... D'la bataille des Plantes d'Ibrahim en 1759... Vous aviez dit ça: la bataille des Plantes d'Ibrahim...
-J'ai jamais dit ça calice! J'ai dit la bataille de Carillon! 1758!!! Pas 1759 tabarnak!!! Pas les Plaines d'Abraham saint-sacrement d'étol de viârge!
-Hein? Bin là... Heu...
-T'as pas crissé un banc d'neige devant le 1759? Dis-moé qu't'as pas faitte ça ciboire?
-Bin... Heu... J'connais pas la bataille de Carizan moé! Ni Charles Massicotte!
-C'est la bataille de Carillon! Pas la bataille de Carizan ni la bataille des Plaintes d'Ibrahim sacrament! Pis c'est Karl Marcotte pas Charles Massicotte!!!
-Ouin bin moé j'connais juste la bataille des Plinthes de Graham... La bataille de Carington j'ai jamais entendu parler d'ça!
-Christ de tabarnak de ciboire d'hostie d'saint-chrême!!! hurla le gros Desmarteaux.
-Qu'est-cé vous voulez j'fasse là boss?
-Rien hostie! Rien!!! J'espère juste qu'ceux qui vivent au 1759 sauront pas qu'c'est nous autres qui a faitte ça! Ciboire! Tu m'as crissé dans l'trouble Jimmy!!! Hostie qu't'es pas une lumière toé!
***
Karl Marcotte prit ses clés et démarra sa Hyundai bleue comme à tous les matins sans aucun problème.
Marcotte fut étonné de voir un énorme banc de neige devant le stationnement de son voisin.
-Veux-tu bien m'dire qui c'est qui a mis ça là? Pis pourquoi y'a faitte ça???
Pendant ce temps, son voisin Charles Massueville, domicilié au 1759, sortait de son sommeil. C'était un mastodonte ce Charles-là. Une grosse brute tatouée qui faisait toujours six mois de prison pour six mois de liberté.
Il s'étira les bras, puis les jambes, et tomba sur ses deux pieds, dans ses pantoufles, pour aller faire son petit pipi matinal.
-Me d'mande bien quelle température i' fait c'matin, se dit-il.
Puis il regarda pas la fenêtre. Pas de neige. Sinon un énorme banc de neige. Un énorme banc de neige de trente-cinq pieds de hauteur devant sa vieille Chevrolet bleue.
-Qu'est-cé ça calice de tabarnak?!?
Massueville mit son manteau et ses bottes pour constater l'ampleur de cet acte qui ne pouvait être que malfaisant.
-Salut! lui dit le vieux Georges Lacombe, qui passait toutes ses nuits dans la fenêtre de son salon à regarder ce qui se passait ou ne se passait pas dans le quartier. As-tu vu ton banc d'neige?
-Certain qu'j'l'ai vu! Qui c'est qui a fait ça?
-C'est un gars qui travaille pour Roland Desmarteaux... C'était écrit su' l'tracteur à neige... Roland Desmarteaux Déneigement...
-Desmarteaux l'entrepreneur de déneigement?
-Oui... J'l'ai vu faire à trois heures du matin...
-Ah bin el' tabarnak!
Charles Massueville appela un de ses chums pour qu'il aille le déposer en auto devant les bureaux de Roland Desmarteaux. Celui-ci venait de terminer son déjeuner et, comme à l'accoutumé, il prenait un autre café à son bureau en triant de la paperasse.
Massueville entra en trombe dans son bureau. Sa secrétaire n'avait pas pu le retenir. Évidemment, il était en beau fusil.
-Comme ça c'est toé el' tabarnak qui a dompé un banc d'neige de trente-cinq pieds d'haut devant mon parking mon hostie d'trèfle à deux feuilles de saint-ciboire!
-Heu... Non, non... J'sais pas d'quoi vous parler m'sieur...
-Tu l'sais trop bien mon tabarnak! Mon voisin a vu ton gars dompé d'la neige devant mon char c'te nuitte! M'en va's t'apprendre à vivre mon hostie! tonna Massueville en rentrant de grands coups de doigt dans le front de Desmarteaux qui tomba à genoux devant cette brute.
-Agyoye! Vous m'faites mal! Agyoye!
Massueville lui donna aussi quelques coups de poings sur la tête pour bien lui faire comprendre qu'on ne la lui faisait pas.
-Mon hostie d'gros torchon! Tu vas v'nir déblayer ça tu-suite! Comprends-tu mon tabarnak c'que ça veut dire tu-suite? Tu-suite comme dans pas t'à l'heure ou demain christ de mongol de mangeux d'marde!!!
-Ouche! C'est mon gars qui s'est trompé... J'y avais dit la bataille de Carillon!
-M'en calice d'ta bataille de Carry On! Tu vas v'nir m'ôter ça tu-suite mon tabarnak ou j't'achève!
Il le tira par les narines pour bien lui faire sentir ses gros doigts graisseux.
-Appelle ton gars d'vant moé! Dis-y qu'i' y'alle tu-suite!!! Tu-suite!!! hurla la brute.
-Oui... oui m'sieur... je...je... bégaya Desmarteaux en prenant le téléphone. Oui Linda? Dis à Jimmy d'aller enlever l'tas d'neige au plus christ d'vant le 1759 Ste-Élisabeth... Le... Le 1759... Quoi? Laisse faire les Plaines d'Abraham! Dis-y juste d'enlever l'tas d'neige qui a crissé su' a' rue Ste-Élisabeth c'te nuitte! Pis tu-suite ok!!! Dis-y qu'i' lâche toutte pis qu'i' alle direct là!
-Bon! Je r'tourne à maison... Pis j'espère pour toé qu'ça va être faitte où je r'viens avec mes chums crisser l'feu dans ta bâtisse mon hostie d'twit!
-C'est pas vous qu'j'visais m'sieur... C'est la bataille de Carillon...
-Ta yeule avec ton carillon! J'ai-tu l'air d'une cloche moé?
Massueville essuya ses gros doigts graisseux sur la chemise blanche de Desmarteaux. Il prit ses cliques et ses claques et quitta les lieux en laissant le gros Desmarteaux tout essoufflé et au bord de la crise cardiaque.
***
Quelques minutes plus tard, Jimmy enlevait le banc de neige devant le stationnement de Charles Massueville. Il prit bien soin d'aller porter toute la neige là où il l'avait extirpée tandis que le gros Massueville le regardait faire d'un oeil mauvais.
-J'obéissais aux ordres m'sieur... C'était supposé d'aller en face...
-M'en crisse! tonna Massueville. Ramasse ta marde pis décalisse!
-S'cusez... C'était pas voulu... ajouta-t-il en déblayant le terrain avec toutes les précautions que nécessitait cette pénible situation.
À la fin de la journée, le rêve de Jimmy était brisé.
Desmarteaux l'avait congédié sans même vouloir entendre ses excuses et ses explications.
-J'ai failli m'faire tuer à cause de toé christ de niaiseux! J'veux p'us t'voir! Tu vas r'cevoir ton dernier chèque par la poste pis c'est final bâton!
Jimmy retourna donc à sa triste vie d'homme à tout faire dans les restos, les pharmacies et autres lieux où l'on te paie à peine le salaire minimum.
Tout ça à cause de la bataille de Curignon de 1758...
Aucun commentaire:
Publier un commentaire