dimanche 12 février 2017

Gneumeuneumeuneu...

-Gneumeuneumeuneu...

On ne comprenait pas trop ce qu'il disait. Mais ça sonnait vraiment comme ça: gneumeuneumeuneu...

Il ressemblait vaguement à un Indien qui serait passé chez le barbier, avec les cheveux gris gominés et la raie sur le côté. Il devait avoir soixante-dix ans. Peut-être plus. Peut-être moins.

-En seulement gneumeuneumeuneu...

Jeff, le barman, ne comprenait rien à ce qu'il disait et se contentait d'acquiescer à tous ces gneumeuneumeuneus, par courtoisie j'imagine.

On l'avait surnommé Monsieur le bedeau. Parce qu'il ressemblait aussi au bedeau de la paroisse s'il avait eu les pommettes proéminentes et les yeux légèrement bridés.

Moi-même, je ne le comprenais pas. Il m'arrivait d'être assis au comptoir à ses côtés et de regarder Jeff avec insistance dans l'espoir qu'il me serve de traducteur. Rien à faire. Je ne le comprenais pas. Mais alors pas du tout.

Puis un jour, sa femme et son fils débarquent. Sa femme marmonnait elle aussi. Ce n'était pas des gneumeuneumeuneus. Elle c'était plutôt des gnihahihihahas. Quant à leur fils, Jérôme, il était capable d'articuler une phrase complète mais son propos était insensé.

-Je dessine des Superman... J'aime dessiné Superman... Moé j'suis comme Superman... J'suis vierge et tout l'temps bander... J'peux pas faire l'amour avec Linda parce que j'viens d'une autre planète... Sur ma planète, j'suis comme Superman... Mais icitte, j'suis mou... J'suis bandé mais mou... J'veux pas dire que j'bande mou, non, mais j'suis mou des muscles. J'ai pas d'forces... J'peux pas travailler... J'suis Superman mais j'ai pas mes super pouvoirs. Tu comprends? Donc j'ai offert mes dessins de Superman à Linda... C'est la serveuse icitte quand Jeff travaille pas... Pis sur mes dessins c'est moé qui a la face de Superman... Tu penses-tu qu'elle va m'en vouloir que j'lui remette des dessins de moé en Superman bandé? Hein?

-Ahem, lui dis-je.

-Gneumeuneumeuneu, ajouta son paternel en tombant de sa chaise ivre mort.

-Gnihahhihihaha, renchérit sa femme en tombant elle aussi les quatre fers en l'air en tentant de relever Monsieur le bedeau.

Lorsqu'ils furent partis, Jeff me raconta un tant soit peu leur histoire. Il n'y avait pas grand chose à raconter. Ils étaient tous les trois saouls tous les soirs. Le fils était lessivé mentalement. Les parents n'étaient que saouls tout le temps puisqu'ils étaient à la retraite.

-Ce sera pareil demain et après demain... Gneumeuneumeuneu aujourd'hui. Gneumeuneumeuneu demain et après-demain... Y'a des soirs que j'calisserais la job là! conclut Jeff.

Je vidai mon verre d'un trait et rentra à la maison.

Je méditai longuement sur ces vies étranges.

Au moins vingt-cinq ans.

Ce n'est qu'aujourd'hui, par un beau dimanche matin, que cela m'est revenu à la mémoire.

Pour rien.

Parce que des tas de souvenirs incongrus s'accumulent dans ma mémoire que je dois rincer quotidiennement. Comme si je témoignais pour quelqu'un ou quelque chose. Comme si cela pouvait vous intéresser...

C'est con n'est-ce pas?

Gneumeuneumeuneu...


2 commentaires:

  1. Des vies assez misérables nous intéressent - ou du moins nous interpellent . On se demande : mais comment est-ce-t ' y dieu possible ? On n ' en sait dieu rien - c ' est comme ça ... et ça continue tout ce m^me de nous intriguer , comme des singes pour une coque vide . C ' est quand-m^me incroyable ! ;;))

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  2. @Monde Indien: La vie est faite pour nous étonner. Ceux qui ne s'étonnent jamais sont déjà morts...

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