Vivre en retrait du monde était sa stratégie pour vivre en symbiose avec son irrépressible besoin de poésie et de contemplation. Il s'était bâti un chalet au Nord de La Tuque, un chalet chauffé au bois et éclairé au naphta. C'était pas plus grand qu'une remise et ça lui suffisait bien amplement pour décrocher du monde.
On le surnommait l'ermite. Il s'appelait Victor Moreau. C'était un gars fort comme un ours qui ne chassait jamais. Il pêchait, cueillait des baies et s'achetait des trucs à La Tuque pour parfaire son régime alimentaire: du fromage, du lait en poudre, des oeufs, du boudin, etc.
Il devait avoir autour de soixante ans, peut-être plus, mais c'est dur à dire. Les ermites finissent par ne plus vieillir.
Le seul qui allait parfois chez-lui c'est le petit bonhomme Gérard Massicotte. Ce célibataire et vieux garçon empruntait souvent le chemin de bois qui passait sur le terrain de Victor Moreau et, à force de passer, ils avaient fini par se parler et à devenir des amis. Massicotte avait l'avantage de jouer de la guitare, tout comme Moreau, ce qui fait qu'il supportait sa compagnie le temps de jouer quelques airs improvisés autour d'une bouteille ou deux de vin rouge.
Massicotte devait avoir autour de cinquante-cinq ans. C'était un genre d'homme à tout faire qui rafistolait tous les chalets du coin. Travailler en ville lui répugnait. Il n'acceptait que des contrats dans son coin et, s'il n'avait pas de contrat, eh bien il se contentait de peu, se suffisant à lui-même avec la chasse, la pêche et la trappe.
Victor Moreau était à la retraite. Il avait travaillé dans le domaine des chemins de fer et du syndicalisme. Sa femme était morte depuis dix ans et ses enfants étaient partis vivre aux États-Unis.
Ils se voyaient de temps à autres pendant les vacances de Noël et pour le congé de Pâques. Le reste du temps ils communiquaient entre eux par téléphone puisque Moreau n'était pas vraiment un gars qui trippait sur l'informatique, contrairement à son gars et ses deux filles qui travaillaient dans la Silicone Valley.
Tout aurait pu s'arrêter comme ça pour ces deux gaillards puisque tout semblait à jamais déterminé dans leurs vies. On se disait qu'un Atikamekw retrouverait un jour les corps de Moreau et Massicotte gisant sur le plancher de leur chalet, morts depuis deux semaines.
Pourtant, la musique allait mettre fin à leur ermitage.
Moreau et Massicotte furent un jour invités à jouer lors d'un jam session à la taverne Windsor. Ils y sont allés, après s'être faits tirer la manche, et tout le monde fût plus que ravis de les entendre. Les sons qui sortaient de leurs guitares étaient dignes de ce qui se faisait de plus grand dans le monde de la musique folk.
Du coup, on les demanda partout, pour des spectacles de charité, puis pour des événements spéciaux.
Le duo Moreau et Massicotte fût tellement en demande qu'à un certain moment ils durent songer à s'établir en ville, à Montréal, sous l'impulsion de leurs fans qui leur disaient de ne pas gaspiller leur temps à se mourir dans un trou au Nord de La Tuque.
Ce qui devait arriver arriva. Ils devinrent extrêmement célèbres, se mirent à boire comme des trous, abandonnèrent leurs chalets, perdirent aux cartes et vinrent s'établir dans un minuscule studio de Montréal qui sentait la misère et la cigarette.
Depuis, ils rêvent du temps où ils avaient un chalet.
Et s'ils grattent encore leurs guitares, tous les soirs de la semaine dans quelque bar perdu de la métropole, c'est pour se rappeler qu'ils n'auraient jamais dû toucher à une guitare de leur chienne de vie.
Victor Moreau ne se surnommait plus l'ermite, mais le vieux drogué.
Et Gérard Massicotte, quant à lui, s'appelait maintenant Ti-Boutte.
Ils se disaient souvent entre eux qu'ils n'auraient jamais dû quitter La Tuque.
Deux heures plus tard ils étaient saouls et gelés raides. Ils avaient tout oublié.
Comme quoi, le bonheur des uns peut aussi faire le malheur des autres.
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