mardi 22 mai 2007

Tchekhov et les soins de santé au Québec

« Au cours de l’année douze mille personnes avaient été dupées; l’activité entière de l’hôpital était fondée, tout comme il y a vingt ans, sur le vol, les ragots, les médisances, les protections, le charlatanisme le plus grossier, et l’hôpital offrait, comme jadis, l’image d’un établissement scandaleux et nuisible au plus haut point à la santé de ses pensionnaires. »
Anton Tchekhov, Salle 6, chap. 7


J’ai relu « Salle 6 », un récit de Anton Tchekhov publié en 1892. Cette lecture m’a jadis stupéfait par son pouvoir d’évocation.

Je vous résume l’histoire, rapidement, sachant bien que vous n’hésiterez pas un moment à vous procurer les œuvres complètes de Tchekhov pour les lire toutes d’un trait.

Le docteur Andréi Efimitch Raguine administrait mollement un hôpital, préférant philosopher le soir plutôt que de se préoccuper de cet hôpital situé « (…) à deux cents verstes de toute voie ferrée, dans une petite ville où le maire et tous les conseillers municipaux étaient des petits-bourgeois à demi illettrés, qui considéraient le médecin comme un sorcier qu’il faut croire sans défaillance, dût-il vous verser du plomb fondu dans le gosier; n’importe où ailleurs, l’opinion publique et les journaux auraient depuis longtemps démoli cette petite Bastille. »
Plutôt que de changer quoi que ce soit à l’administration de cet hôpital, le docteur s’endort dans les livres et les discussions oiseuses sur les stoïciens. L’habitude a raison de lui. Il y aura toujours des fous, des voleurs et des menteurs, semble-t-il se dire. Alors, aussi bien s’y faire tout de suite. « Je fais une besogne nuisible, dit le docteur Raguine, et je touche des émoluments de gens que je trompe; je suis malhonnête. Mais voyons, par moi-même je ne représente rien, je ne suis qu’une petite parcelle d’un mal social inévitable! Tous les fonctionnaires du district sont nuisibles et reçoivent de l’argent sans raison. Je ne suis pas personnellement coupable de ma malhonnêteté : c’est l’époque… » (Salle 6, chap. 7) Tout le monde le fait, fais-le donc : la morale de l’époque pré-révolutionnaire russe est semblable à la nôtre, au Québec, à l’époque actuelle. Peut-être que le goulag s’approche à grands pas…

Dans la Salle 6 de cet hôpital, la salle la plus crasseuse de toutes, la salle des fous, se trouve un patient qui souffre du délire de persécution. Ivan Dmitrich, c’est son nom, se sent constamment épier par la police secrète. Le docteur Raguine, lassé de tout, menant une existence vide et nulle, trouve peu à peu un plaisir indicible à discuter avec l’original de la Salle 6, qui ne manque pas, cela dit, de lui reprocher d’être un imbécile, un filou, voire un bourreau. Le docteur répond par des balivernes, un discours un peu zen, un peu stoïque, sur la nécessité de tout prendre à la légère, comme si rien ne devait nous affecter puisque nous mourrons tous un jour : bref, de beaux prétextes pour ne rien faire et demeurer les deux bras croisés dans l’indifférence totale.

Comme les visites du docteur Raguine se font de plus en plus fréquentes dans la Salle 6, lui qu’on ne voyait plus jamais à l’hôpital, tout son entourage finit par croire qu’il est lui-même atteint de maladie mentale. C’est là que le récit prend tout son sens, puisque le docteur Raguine finira lui-même interné dans… la Salle 6. Et, plutôt que de philosopher, notre homme se mettra à perdre toutes contenances pour tenter de s’évader. Le stoïcisme et les belles pensées de Tolstoï seront loin derrière.

Cette parabole est d’autant plus efficace que Tchekhov était lui-même médecin. Un médecin sans doute plus consciencieux et plus humain que celui qu’il nous présente dans sa nouvelle.

Chaque fois que l’on me parle des soins de santé au Québec, je ne peux m’empêcher d’avoir en mémoire la Salle 6 de Tchekhov. Il me semble y avoir là une sagesse à méditer pour mieux comprendre la raison d’être de toutes ces petites Bastilles dans lesquelles on enferme nos vieillards et nos fous. Les belles pensées et la philosophie ne suffisent pas pour améliorer le sort des malheureux. À un certain moment, cela prend du courage et des convictions. Malheureusement, notre société hautement bureaucratisée regorge de docteur Raguine, de Bouvard et de Pécuchet plus ou moins ridicules qui n’ont que l’apparence de la culture sans en avoir toute la profondeur.

2 commentaires:

  1. Lorsque je clique sur le lien pour voir la vidéo, le site de youtube s'affiche et me dit que la vidéo a été supprimée pour "pour infraction aux conditions d'utilisation" pourriez-vous la remettre en ligne ? Merci.

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  2. Gulp! Je ne vois plus rien... Ce texte n'est plus très jeune au moment où j'écris ces lignes...

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