Mon père est mort le 1er août. C'était en 1995 ou en 1996. J'ai toujours comme un trou de mémoire à ce sujet. Comme si le temps m'avait privé de mon père.
Il avait le cancer. Le médecin lui avait donné trois mois, peut-être plus. Il en fit à peu près huit. Et ce gros monsieur de 230 livres qu'était mon père devint un petit poulet d'à peine 130 livres.
La dernière fois que je l'ai vu, c'était à l'hôpital Saint-Joseph, à Trois-Rivières.
Il avait refusé la morphine et toute forme d'anti-douleurs aussi longtemps qu'il le put.
-J'veux pas qu'mes enfants pis mes petits-enfants me voient légume... aurait-il dit à feue ma mère, partie elle aussi dernièrement.
Dans sa chambre de l'hôpital Saint-Joseph, il ne refusait plus rien. Il voguait dans un quelconque état modifié de conscience qui lui conférait cet air de sérénité que je n'oublierai jamais.
Évidemment, je ne savais pas trop quoi lui dire. Je ne voulais pas qu'il ressente ma tristesse, ma peine de le voir partir, de le voir souffrir sans que je ne puisse rien y changer. Alors on s'en tenait aux discussions très sommaires.
Mon père faisait ses mots croisés. La télé était fermée.
-T'as pas la télé p'pa? Tu veux pas la télé?
-Ah moé les goulou-goulou-pouet-pouet... m'avait-il lâché sur un ton calme.
Mon père ne voulait plus des saltimbanques de la télé pour le tenir éveillé. Il sommeillait toujours un peu plus. Et il était prêt pour son départ, comme un passager qui attend sur le quai.
Il y avait une montre de gousset sur son bureau. Elle était retenue par une chaîne en or. Mon père avait reçu cette montre de gousset pour sa retraite ou ses 35 ans de service à l'usine d'aluminium.
Or, la montre de gousset ne donnait plus l'heure.
Elle était déréglée.
-Voudrais-tu qu'on répare ta montre p'pa? lui demandé-je.
Il prit la montre dans ses mains décharnés et la regarda comme un truc sans importance.
-J'ai p'us besoin d'ça...
Et il la laissa tomber par terre.
Mon souvenir me dit qu'il l'a aussi balancée par la fenêtre. Mais c'est vague, même si cela ferait une meilleure histoire.
Quoi qu'il en soit, j'ai hérité de la montre de gousset de mon père suite à son décès.
Je ne l'ai jamais faite réparer, évidemment.
Cette montre de gousset ne représente pas mon père.
Ce n'est pas un objet fétiche.
Je pourrais la perdre demain que ce serait ainsi va la vie.
Pour le moment, j'ai encore cette montre de gousset.
Et quand je la vois dans mon atelier, suspendue à ma bibliothèque de rangement, je me rappelle que le temps ne compte pour rien.
Puisque le temps ne compte pas et que les souvenirs demeurent, nous sommes toujours dans la même histoire, avec les mêmes personnages qui prennent d'autres formes.
La forme spirituelle vaut bien la pleine forme physique.
Surtout quand la forme physique ne tient plus.
Je sais que mon père est encore quelque part.
Je ne le dérange pas trop souvent. Il a mérité son repos.
Peut-être qu'il navigue parmi les profondeurs infinies de l'espace et du temps. Ma mère s'est jointe à la traversée. Et c'est la croisière de leurs rêves, quoi.
***
Les années passent et je ressemble toujours plus à mon père.
J'ai ses yeux, ses pattes d'oie, son crâne un peu dégarni, son bedon, son caractère impulsif, sa force physique.
Je le vois à tous les jours dans le miroir, mon père.
C'est bien sa gueule.
La gueule de Conrad.
Cette gueule et ce ventre proéminent qui ne trompent personne quand je marche sur les trottoirs.
-Heille! Toé tu dois être le fils à Teddy? me disent parfois des vieux qui m'arrêtent sur la rue.
Teddy, bien sûr, c'était le surnom de mon père à la shop où il travaillait.
Mon père disait qu'on le surnommait T.D. pour faire le lien avec Télesphore-Damien Bouchard, alias T.D. Bouchard, député libéral et anti-clérical notoire de Saint-Hyacinthe sous le règne de Duplessis.
Je ne crois pas que cette histoire soit vraie.
Teddy déformait la réalité comme tous les conteurs issus comme lui du Bas-du-Fleuve.
On l'appelait donc Teddy pour suggérer l'ours qui était en lui.
Le T.D. politicien, c'est le genre de frime que faisait mon père avec son air de pince-sans-rire.
***
Devrais-je dire qu'il me manque? Après plus de vingt ans? Ce serait trop facile. Trop cliché.
Je vis encore avec mon père.
Je vis encore avec ma mère.
Je leur parle de temps à autres.
Rien de bien structuré.
Seulement le sentiment de transcender le temps avec eux.
Ce temps qu'il nous manque.
Ce temps qu'il nous reste.
Ce temps qui nous dévore.
***
La montre de gousset de mon père était recouverte de poussière ce matin.
Je ne l'ai même pas nettoyée.
Ça me revient maintenant que j'y pense...
***
Je vous laisse sur la chanson préférée de mon père. Du moins celle qu'il chantait presque tous les matins avant d'aller travailler.
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