mercredi 9 août 2017

8000$ à la Bank of Toronto

C'est cher, fumer. Surtout quand on n'a pas un rond.

Hervé ne savait plus à quelle astuce s'en remettre pour trouver de quoi se payer un paquet de cigarettes. Ses mains tremblaient. Ses dents s'entrechoquaient. Il n'avait pas fumé depuis vingt-quatre heures. Hervé avait vendu tout ce qu'il pouvait au cours des derniers jours pour se payer du tabac. Toutes ses bouteilles vides et son petit change y étaient passés. Il avait même vendu ses disques et ses livres, son saxophone dont il n'avait jamais su jouer ainsi que sa chaîne en or. Il ne lui restait plus rien à pawner.

-Sacrament! Je vais être obligé d'licher des fonds de cendriers... Hostie d'misère sale de tabarnak! jurait Hervé tout en postillonnant.

Il se sentait petit, ridicule et misérable, Hervé, alors qu'il était plutôt beau, sympathique mais tout de même misérable. Il ressemblait à Clint Eastwood qui serait presque mendiant.

-J'ai pas une cenne pour sortir calice! Pogné comme un hostie d'navet... Rien à fumer... Pas une fille voudra baiser avec un hostie d'trou d'cul pauvre comme la gale...

Il l'avait d'ailleurs attrapée, la gale. Hervé avait couché sur un divan pas propre après une brosse légendaire et avait ramené la gratouille. Ça pouvait aussi être cette fille qui la lui avait refilée. Difficile de dire d'où elles sortent ces petites bêtes qui vous parasitent la peau. Il s'en était guéri avec de la lotion Kwellada.

Pour tout dire, Hervé était décalicé de la vie.

D'autant plus qu'il n'avait rien à fumer depuis un jour entier.

La pauvreté a néanmoins ce privilège d'obliger le malheureux à cogiter.

Et il se souvint, en une illumination subite, qu'il avait encore un vieux compte à la Bank of Toronto. Pourquoi cette banque? Parce qu'il s'était trouvé à Toronto deux ans plus tôt pour travailler comme plongeur dans un restaurant.

-Il doit bien y avoir une succursale de la banque de Toronto icitte en ville, se dit-il en sortant de ses papiers son livret bancaire. Le compte est vide. Mais je pourrai peut-être récupérer la piastre et quatre-vingt-treize sous qu'il reste dedans plus la part sociale de cinq piastres... De quoi m'acheter un paquet de cigarettes! Yes!!! Alléluia!

Il ouvrit le bottin téléphonique (l'histoire se passe dans les années '80) et chercha une succursale de la Bank of Toronto. Il en trouva une. Elle était au Nord de la ville, près du centre commercial. C'était loin pour s'y rendre à pieds. Peut-être une quinzaine de kilomètres. Mais bon, Hervé avait tout son temps et n'avait même que ça, du temps.

Une heure et demie plus tard, Hervé était au comptoir de la Bank of Toronto.

Son premier réflexe fut d'abord de mettre à jour son livret de banque, au cas où quelque chose lui aurait échappé.

La commis pianota quelques données et imprima une nouvelle entrée sur le livret. Elle le remit à Hervé qui en eut tout de suite le souffle coupé.

Il y avait un dépôt de 8 000$ qui s'y était fait neuf mois plus tôt. C'était sans aucun doute une erreur. 

Hervé avait chaud en voyant ce montant qui lui semblait surréaliste: 8000$!

Que faire? D'abord ne pas broncher. Ni cligner des yeux. Simplement effectuer un retrait de, disons, 1000$ pour ne pas éveiller de soupçons. Il reviendrait les jours suivants. Et, bien sûr, il n'allait pas fermer ce compte qui semblait lui porter bonheur...

La caissière lui fit remplir le bordereau de retrait et lui remit 1000$ en billets de 20$ et de 50$.

Hervé était fou comme de la marde. C'était comme si toute la misère de la dernière année s'était dissipée comme par enchantement.

Il alla d'abord s'acheter de nouveaux vêtements ainsi que de nouveaux souliers. Il s'offrit même le luxe d'une bouteille d'eau de Cologne. Il n'y a pas à dire, Hervé était un nouvel homme, propre, à la mode et capable d'impressionner les filles dans les bars.

Le soir même, il se sentait devenu le roi du monde à la brasserie Le Houblon. Il se payait tout ce qu'il voulait boire et pouvait même payer des drinks à ses amis.

C'est ainsi qu'il fit la connaissance de Margot. 

-Mais qui peut bien être ce gars-là qui a l'air si sûr de lui avec cette cigarette qu'il tient si virilement entre son pouce et son index? se demanda-t-elle. On dirait que c'est Clint Eastwood...

Hervé remarqua que Margot le regardait et comme elle n'était pas vilaine il s'approcha d'elle pour lui faire la cour comme si de rien n'était.

Une heure plus tard, ils étaient au restaurant Le Homard où il l'invita pour manger des langoustines farcies à l'ail.

Margot était sous le charme. Ce gars-là, qu'elle ne connaissait pas encore, avait certainement de la classe. Il fumait des Camel. Il parlait de philosophie et de cinéma. Il disait qu'il montait sa propre petite affaire en ce moment. Bref, ce Hervé était un vrai mec. 

Hervé l'invita ensuite à l'hôtel. Son appartement était trop laid et dans un environnement trop glauque pour y ramener une princesse comme Margot qui aurait certainement pris la poudre d'escampette.

-Tu vois, je vis pas mal à l'hôtel, ici et là, entre Québec et Toronto... qu'il lui mentit.

Ils passèrent une folle nuit d'amour ensemble. Le lendemain matin, Hervé avait encore suffisamment de fric dans ses poches pour impressionner Margot. Il l'invita à déjeuner dans un restaurant chic du centre-ville qui pressait de vrais oranges pour faire du jus qui coûtait la peau des fesses.

-J'aimerais bien que l'on se revoit, déclara Hervé au bout de ce déjeuner.

-Moi aussi.

-Ce soir, à l'hôtel?

-Si tu veux. Appelle-moi. Tiens, mon numéro de téléphone mon chéri...

Ils s'embrassèrent passionnément en se remuant un peu les parties génitales.

Hervé profita de sa journée pour effectuer un nouveau retrait bancaire de 2000$ qui se fit sans problème.

Il loua une chambre dans un hôtel encore plus luxueux. Il s'acheta des sous-vêtements coquins. Puis le soir arriva. Margot tint parole. Tous les deux passèrent une autre nuit de rêve à fêter, boire, manger, fumer et baiser.

L'aventure dura deux semaines. 

Au bout de deux semaines, Margot sentit qu'il y avait anguille sous roche.

Il faut dire que les amoureux rencontrèrent un ami de Hervé par hasard sur le trottoir. C'était le gros Mario. 

-Salut Hervé! Comment c'qu'i' va?

-Margot... je te présente Gros Mario...

-Enchantée...

-Enchanté... Comment ça s'fait qu'on t'voit plus à ton appartement Hervé? lui demanda le Gros Mario.

Hervé bafouilla une réponse.

Gros Mario poursuivit son chemin.

Margot lui fit la moue.

-Tu me mens! Tu n'es pas un businessman... Tu dis n'importe quoi... D'où te vient cet argent?

-C'est pas de tes hosties d'affaires! répliqua Hervé.

Le nouveau couple se sépara.

Les jours passèrent.

L'argent s'épuisa.

Puis, un beau matin, Hervé n'avait encore plus rien.

Il pensa à revendre sa bouteille d'eau de Cologne pour s'acheter un paquet de cigarettes.

Ou bien ses sous-vêtements coquins... Il lui en restait une paire encore sous emballage...

-Maudite misère sale! jurait Hervé, comme d'habitude.

Que voulez-vous? Ce n'est pas toujours Noël.

Et pour ce qui est de la Bank of Toronto, eh bien rien à rajouter. Ils n'ont jamais communiqué avec lui. On lui a laissé prendre 8000$ sans rien dire pour une raison qui échappe encore à Hervé dans ses moments de nostalgie.

-J'aurai jamais su pourquoi ce 8000$ a été déposé dans mon compte... Jamais... Par contre, je pense avoir vécu les deux plus belles semaines de ma vie... Oui m'sieur... qu'il nous répète tout le temps.

Hervé s'approche de 70 ans. Il touche maintenant une petite pension de vieillesse. C'est à peine un peu plus que l'aide sociale. Et le tabac est toujours plus cher. Par contre, Hervé ne fume plus. Il n'a jamais un rond, bien entendu, mais toute sa vie aura été ainsi, sauf pour ces deux ou trois semaines où il fut l'homme le plus riche du monde, et tout ça grâce à la Bank of Toronto.



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