Bobby voulait devenir curé. Il aimait les femmes. Mais il était trop timide pour tenter de les séduire. Chaque fois qu'il s'y était essayé tout avait tourné au désastre.
D'abord, Bobby avait l'air d'un con. Il avait la tête enfoncé dans les épaules, comme quelqu'un qui chercherait à prendre la fuite. Il était incapable de soutenir le regard de qui que ce soit. Et il palabrait inlassablement sur des points de détails de l'histoire tout en regardant le bout de ses souliers.
-Le premier curé de la paroisse de Sainte-Croix était Flavien Prudhomme... C'est lui qui a fait bâtir la petite chapelle dans le cimetière...
Ce qui suscitait l'indifférence de tout un chacun, hormis un ou deux curés.
Il passa donc par le séminaire et suivit tous les cours de droit canonique et autres machins bibliques pour devenir curé.
C'était en 1958.
Dix ans plus tard, le Québec était en effervescence.
Bobby était bel et bien devenu curé. Mais tout avait changé. Lui-même n'en pouvait plus de toutes ces morales et raisons empoussiérées, de ces odeurs d'encens, de toutes ces superstitions, sornettes et interdits qui nuisent à l'amour tout en prétendant le servir.
Il rencontrait souvent Nancy à la confesse. Nancy Poitras.
C'était une jolie femme avec des yeux à vous vider le fin fond de l'âme.
Des yeux? Bobby ne regardait personne dans les yeux. Sinon pour les chiens et les chats avec lesquels il se sentait moins timide. Cependant Nancy Poitras avait de l'audace. Et la jeune femme dégourdie débaucha le jeune curé de bien adroite façon.
-Voyons mon Bobby... Pourquoi tu r'gardes jamais personne dans les yeux?
-Parce que... mademoiselle Poitras...
-Appelle-moé Nancy Bobby pis r'garde-moé dans les yeux...
-C'est que mademoiselle Poitras... Jésus... Marie... Joseph...
Et il la regarda dans les yeux tandis qu'elle lui palpa les parties, là, dans son bureau, au presbytère, avec Mademoiselle Minard qui aurait pu les surprendre, les petits coquins.
Bobby fit une flaque sous sa soutane. Une puissante flaque. C'est que le regard de Nancy était pénétrant et ses doigts bien agiles.
Le soir même Bobby sortait la Cadillac de la paroisse pour emmener mademoiselle Poitras sur le bord d'un quelconque ruisseau loin de tout regard.
Bobby était habillé en civil et ne portait pas le col romain.
Nancy portait une mini-jupe et lui palpait le patrimoine.
Ce jour-là, au bord du ruisseau, Bobby cessa d'être puceau.
Le lendemain, il cessa d'être curé.
Mademoiselle Poitras le fréquenta quelques jours.
Mais elle perdit intérêt en voyant que Bobby n'avait plus aucune situation. De plus, elle n'aimait pas cette manie qu'il avait de la demander en mariage pour avoir une maison et un petit chien.
Bobby s'en alla vivre sur la côte Ouest, seul et désillusionné de tout.
Il tomba en pleine mouvance hippie.
Il se paya la traite.
Puis il revint de son pélerinage trois ans plus tard, la barbe et les cheveux longs, une guitare à la main et un joint dans l'autre.
-Yeah! Yeah! qu'il disait. I just go with the fuckin' flow!
Les années passèrent et Bobby accomplit toutes sortes de petits boulots.
Il regardait toujours les gens droits dans les yeux.
Il ne croyait en rien de ce qu'on voulait lui faire accroire.
Il croyait qu'il était un nomade au point de vue spirituel. Il ne pouvait pas s'accrocher toujours au même paysage mental. Il lui fallait traverser les eaux, le temps et l'infini.
Bobby ne faisait plus chier personne avec des discours ésotériques.
Sa philosophie se passait des mots.
Il disait souvent «casse-toé don' pas 'a tête sacrament!» et ça voulait tout dire.
Il est encore bien en vie, par ailleurs, ce Bobby.
Toujours aussi marginal avec son chapeau de cuir, sa veste Peace and Love et son air tiré d'une autre époque.
Il s'amuse dans la vie.
Il fait de menus travaux ici et là.
Il a un peu de temps libres pour cueillir des baies sauvages.
Il a une blonde aussi capotée que lui.
Bref, il est heureux ce vieux singe.
Quelques-uns de ses amis, et ils sont nombreux, l'appellent encore m'sieur l'curé.
Il en rit, bien entendu. Et il leur offre la bénédiction selon les standards et les incantations magiques du rituel romain.
Pourquoi vous ai-je rapporté cette histoire?
Je n'en sais rien.
Et qu'est-ce que ça peut bien faire, hein?
Ça passe le temps.