samedi 11 avril 2009
Le droit, la gauche et la peinture
À cette époque je ne me faisais pas à l'idée que je pouvais vivre de l'art. Je me fiais à ce que j'entendais partout autour de moi: les artistes ça crève de faim.
Je me disais que si tout le monde colportait ça, il devait bien y avoir une raison.
Et je n'imaginais pas un monde sans le frigo toujours plein, comme je l'avais toujours connu. Tu veux une toast? Tu prends une toast. Tu veux du jambon, du yogourt, du fromage? Eh bien tu prends le jambon, le yogourt et le fromage. La liberté libre du frigo de mon enfance. Douces joies d'un estomac surplein prêt à supporter 400 longueurs à la piscine et 35 kilomètres à vélo.
Je me suis donc dirigé lentement mais sûrement vers le droit. Vers la faculté de droit de l'Université Laval, oui monsieur, où il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus. Ma moyenne générale tournait autour de 85% au Cégep, dont un 95% en français. En bas de ça je ne rentrais pas en droit à l'Université Laval, c'est clair.
J'avais été admis dans la plus prestigieuse faculté de droit du Québec et je me voyais déjà le frigo plein à défendre les droits de la veuve et de l'orphelin. Car je me voyais en avocat redresseur de torts, imaginez-vous donc... Et le frigo plein parce qu'il faut bien vivre. Je ne demandais pas plus que 35 000$ par année, tiens. L'aide juridique à défaut de l'aide sociale. Juste assez pour payer la bière, les vivres, le loyer, le restaurant, le cinoche, les livres, les sorties et les pénétrations.
Cependant, j'avais le droit plutôt à gauche et je travaillais à temps partiel à l'hôpital pour payer mes études.
Le temps que je mettais au travail m'enlevait beaucoup de temps pour les études. Ce qui fait que j'ai fini par me désintéresser totalement du droit qui était en train de vider mon frigo.
Ça coûtait une beurrée, le droit. Il fallait acheter des tas de livres ennuyants: la théorie du droit et des obligations, le droit familial, le code civil, le code des procédures civiles, la jurisprudence, et toutes sortes de platitudes qui n'arrivaient pas à la cheville de mes lectures du temps: Nietzsche au complet, Léon Trotsky, Pierre Vallières, Elridge Cleaver, Kropotkine, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, les petits fascicules des éditions Spartacus et toutes sortes de niaiseries pour un jeune pauvre révolté.
Je devins rapidement dégoûté par le droit. De sorte que je me suis mis à manquer un, puis deux, puis des tas de cours. Il manquait une faucille au marteau du juge, que je me disais, du temps où il me manquait un ou deux écrous dans le caillou.
Et je me sentais à chaque jour devenir un peu plus à gauche et toujours moins en droit.
Le temps que j'aurais dû passer à étudier je le passais maintenant à distribuer des tracts appelant à former une république des travailleurs et travailleuses du Québec.
Je militais au lieu d'éplucher des livres de droit.
Moi et mes camarades on s'arrangerait bien pour dicter la conduite aux avocats quand nous prendrions le pouvoir.
Alors pourquoi perdre son temps? La révolution était inéluctable. Marx l'avait dit. Il l'avait même écrit, noir sur blanc. Et je l'avais appris par coeur, comme n'importe quel crétin apprend par coeur le lexique du droit: immeuble par destination, emphythéose et tous ces machins.
Dictature du prolétariat, lutte des classes, terreur révolutionnaire, cadres révolutionnaires...
***
Qu'ai-je retenu du droit? Quelques trucs ici et là. Même chose pour le marxisme. Si j'avais été Témoin de Jérolas j'aurais retenu aussi quelques quossins, j'imagine.
Quoi qu'il en soit, l'art a survécu à toutes mes tentatives de l'étouffer sous un vocabulaire imbécile.
Le code civil et Das Kapital n'ont pas réussi à étouffer l'artiste à la bonne franquette que je serai probablement toujours.
L'art a continué à pousser. Ses racines sont devenues plus fortes et capables de canalyser toute l'énergie de la terre. Il sera toujours plus difficile de le déraciner. Plus je vieillis et plus je m'entête pour ce qu'il y a de plus beau en moi. Le reste, je m'en sacre. Enfin, presque. Je ne suis pas déconnecté. Je prends ma place comme citoyen. Mais je veux surtout la prendre en tant qu'humain, tout de suite, immédiatement, sans rien demander à personne.
L'avocaillon et le militanteux se sont effacés il y a quelques années déjà pour ne laisser place qu'à ma vraie personnalité.
Au fond, je suis devenu moi-même.
Et je ne crève pas encore de faim.
Et mon frigo est plein.
Et mes pinceaux sont prêts.
Donc, je m'en retourne peindre.
Ciao!
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