samedi 4 avril 2009
La cueillette des mégots
Ils sont inséparables et me font penser à Laurel et Hardy. L'un est gros et l'autre est tout petit. Le gros parle avec un cheveu sur le bout de la langue et le petit, eh bien, il ne parle jamais. Le gros s'appelle m'sieur Rodolphe et le petit, m'sieur Armand.
Ils doivent avoir entre soixante-dix et quatre-vingts ans et passent toutes leurs journées à arpenter les trottoirs du centre-ville tout en se cherchant de quoi fumer.
La plupart du temps, ils se contentent de mégots de cigarettes. Ils les trouvent sur les trottoirs ou bien dans les cendriers installés à la sortir des commerces et des bureaux gouvernementaux. Ils vont cueillir les mégots comme d'autres feraient la cueillette des fraises ou des bleuets. Et ils reviennent invariablement s'asseoir sur le même banc, avec leur sac de mégots, en un endroit stratégique du centre-ville, pour être toujours bien visibles.
Il faut dire que les passants ont pris l'habitude de leur refiler quelques sous, même s'ils ne mendient pas vraiment. M'sieur Rodolphe et m'sieur Armand fument leurs mégots en attendant cette âme généreuse qui leur refilera de quoi s'acheter quelques cigarettes à l'unité dans un dépanneur dont je ne révélerai pas le nom de crainte que la police du tabac ne leur remette une amende salée. Les législateurs, dans leur grande sagesse, préfèrent que nos deux vieux lascars fument des toppes de cigarettes plutôt que de belles cigarettes toutes fraîches vendues à l'unité. À l'unité, imaginez-vous donc!
Enfin, tout ça pour dire que dès que tu leur donnes deux piastres, on les voit filer, nos Laurel et Hardy. Leurs yeux, plutôt ternes de coutume, lancent des éclairs d'enthousiasme pour ce misérable deux dollars. Ils délaissent leur sac de mégots pour quatre à six cigarettes qu'ils iront fumer ailleurs, peut-être au port, avec le sentiment qu'ils sont enfin devenus comme tout le monde, capables de payer leurs affaires, susceptibles un jour d'embarquer sur un bateau pour aller voir les Zeuropes et toutes sortes de choses.
Quand toutes ces cigarettes fraîches sont fumées, les deux vieux reviennent lentement vers leur chambre, au Foyer des coeurs brisés, où ils s'ennuient terriblement de ne pas pouvoir se servir dans les cendriers du fumoir communautaire, ce qui ne fait pas très propre selon les autorités en place.
Alors ils se couchent, rêvant au lendemain: des cendriers et des trottoirs débordant de mégots à peine entamés, de généreux passants leur refilant des deux piastres, des bateaux qui pourraient les emmener vers les Zeuropes.
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Instant de rue.. bien rendu.. touchée..
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