Je plains du fond du coeur l'homme qui ne siffle jamais un refrain ou ne tape jamais sur le rebord d'une table. Toute rudimentaire qu'elle soit, cette musique le sauvera de l'utile et du désagréable. Elle l'aura fait entrer en communion, ne serait-ce que pour un ridicule instant, avec l'inutile et l'innommable. Avec la beauté.
Ah! Vous vous dites sans doute que j'y vais encore de quelques propos d'esthète. Et vous pourriez même rajouter: siffle donc, Ducon! Et tape sur ta table plutôt que sur le clavier. Comme ça, sans réfléchir, je siffle un air de Roger Whitaker. Et je tape sur ma table. Voilà c'est fait. Vous permettez que je poursuive? Merci.
Une histoire de musique, hein? C'est ça que je dois raconter ce matin? Bien.
Ça se passe à Whitehorse, au Yukon. En juillet '94.
Nous sommes donc au Klondike Inn ce soir là, toute la bande.
Parmi eux, il y a Craig, un gars en peine d'amour de West Virginia qui joue de l'accordéon et de la flute irlandaise. Il y a aussi Sarah, une jeune juive de Toronto qui joue du tambourin. Craig voudrait bien faire de Sarah sa girlfriend mais ne sait pas comment s'y prendre.
Ensuite, il y a Peter, un beatnik d'après la lettre d'Edmonton qui joue de la guitare.
Et Todd, le grand Todd de six pieds cinq, issus de parents pleins aux as du domaine du droit. Todd qui joue généralement sur des troncs d'arbre pour nous donner du beat.
Évidemment, il y a Ruth, mon amante du temps, une Irlandaise qui boit du vin au gallon, accompagné de Fay, son amie irlandaise qui veut absolument que je la matche avec Brad, un jeune timide plutôt beau garçon, qui ne lui propose que de jouer aux cartes au lieu de lui manger les boules, comme elle le souhaite ardemment.
-Could you teach him, Gitan? French is the language of love, isn't it? Ruth told me how sweety you are... and fast with women! que me dit Fay, pour que j'éduque Brad.
Ouais... J'avais été rapide avec Ruth. Je lui avais sauté dessus, spontanément. Parce que ça ne prend pas la tête à Papineau pour deviner ce qui se passe chez une femme quand elle est disponible, mettons. Et elle m'avait demandé depuis combien de temps je pensais à elle pour avoir fait ce que j'avais fait si naturellement.
-Well... For about ten minutes, I guess... lui dis-je.
-Ahoooo! Gitan, you are so gorgeous! qu'elle me répondit.
-I've got any problem with my gorge... haem... my throat... répliqué-je. I don't have the flu!
Gorgeous, ben ça veut dire beau, cute, quelque chose de même. Mon anglais était encore rudimentaire. Je croyais qu'elle parlait de ma gorge, quoi.
Enfin, Ruth est là, ce soir-là, avec Fay qui veut que le beau Brad lui mange les boules au lieu de jouer aux cartes. Et, ce n'est pas pour nous vanter, nous les Frenchies, mais nous n'étions pas du genre à nous priver de licher quelques cerises sur le sundae. Tandis que les Anglos et les Allemands se perdaient en discussions sur la lune et la poésie, auprès des dames, les Frenchies parlaient crûment de leur passion pour la viande crue.
On est donc au Klondike Inn, sur Main Street. Toute la bande. Et c'est un soir de jam session.
Les Yukoners et les voyageurs du Grand Nord se succèdent sur la scène pour exécuter des covers de Led Zeppelin, CCR, Robert Johnson ou Bob Marley. Ça fait deux semaines qu'on joue ensemble tous les jours et nous sommes prêts à monter sur scène. Je suis désigné pour chanter et jouer de l'harmonica. Nous allons leur jouer House of the Rising Sun. Craig est à l'accordéon. Peter à la guitare. Sarah s'occupe du tambourin et Todd, ben Todd est saoul raide et on lui confie le drum, le pire instrument à confier à un gars saoul.
-Yooooooou betcha! que je dis en prenant le micro. We're gonna play House of the Rising Sun. Ok. One, two, three, four!
On part en même temps. Comme les Ramones. Ça sonne fond de canne en sacrement. Todd a l'air de jouer pour une parade militaire. Et nous autres, ben on essaie de suivre Todd.
There is a house in New-Orleans
They call'd the Rising Sun
And it's been the ruins of many o' poor boys
And God, I know, that I'm one
Jusque-là tout va bien même si Todd joue mal. On me dévisage. My thick quebecer accent est facilement identifiable. Ça rigole rien que d'entendre ma voix. À moins que je ne sois en train de freaker. J'étais dans la ruelle du Klondike Inn, dix minutes auparavant, pour en fumer un avec des musiciens hilares d'entendre mon accent. Ce sont ces mêmes types qui rient à s'en claquer les cuisses tandis que je chante. Et ils sont juste devant moi.
Cependant, leurs rires ne me sont pas tous adressés. Todd vient de tomber de son banc. The show must go on. On continue. Todd se rasseoit et reprend sa partition sans se soucier de nous. J'ouvre la machine avec l'harmonica, en désespoir de cause. J'vais leur crisser un de ces solos qui retentira pendant des siècles sous les aurores boréales du Yukon.
Wiiiiiip-wippppp-pipipi-wiiiiiiiip!
Les yeux s'écarquillent. Les gars ne rient plus. J'impose le respect. On applaudit. Fiou! On ne s'en tire pas trop mal. Todd tombe encore de son siège. J'intègre sa chute dans le numéro.
-Let me introduce you to our drummer, Todd, the best drummer in Canada! Yes sir Todd!
Tous les clients du Klondike Inn, déjà pas mal saouls, se mirent à scander son nom. Je jouais de l'harmonica à ses côtés pour l'encourager à se relever et à s'asseoir sur son banc pour continuer à drummer.
Wiiiiiip-wippppp-pipipi-wiiiiiiiip!
Peter le guitariste me regarde d'un air inquiet. Je lui fais signe de poursuivre. Ce n'est pas le temps de tout foirer. On va se rendre jusqu'au bout, courage! C'est un happening, man, un happening!
Et, bon, pour rajouter un élément de surprise, je reviens avec Les portes du pénitencier, que je chante en français devant une salle bondée d'unilingues anglais.
Les portes du pénitentier
Bientôt vont se refermer
Et c'est là que je finirai ma vie
Comme d'autres gars avant moi l'ont finie...
C'est la rigolade dans le bar. On ne me crie pas Speak White. On applaudit à tout rompre. Je hurle et me déchaîne comme Johnny. Et ça se termine sur un dialogue entre mon harmonica et l'accordéon de Craig. Yahou!
Todd tombe encore en bas de sa chaise. On termine la chanson en criant rock and roll, tous ensemble, sans jeter la note finale. Tout est dans l'attitude. On a fait un bon show punk et des tas de pichets de bière nous attendent. Et tout le monde nous félicite pour le meilleur show qu'ils aient vu depuis longtemps.
Évidemment, tous les honneurs reviennent à Todd. Todd qui ne comprend plus rien à ce qu'on lui dit et qui a envie de vomir.
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RépondreEffacerExactement Faune. Si t'es capable de jouer devant un public pendant cinq minutes sans te faire pendre, tu passes à une autre étape de ta carrière. Tu deviens plus qu'un musicien, plus qu'un entertainer. Tu es sur le point de devenir... un chamane! Hihihi!
RépondreEffacerBonne toune de Mashmakhan. Je ne savais pas que c'était eux qui avaient fait ça.