Jack Moses est un Cri de la réserve de Chisasibi.
Il est le tallyman de la trapline R-21, située au Sud de la rivière Eastmain.
Qu'est-ce qu'un tallyman?
Vous vous souvenez de la chanson Day-O de Harry Belafonte? «Hey mister tallyman tally me banana... daylight come and me wanna go home!» C'est le même tallyman que celui de la chanson. C'est celui qui compte, ni plus ni moins. Par extension, c'est aussi devenu le maître des lieux après les gouvernements.
Et une trapline? Une trapline c'est une zone de trappe, un territoire de chasse accordé à un Cri et qui se transmet entre chasseurs, d'une génération à l'autre.
Le visage hâlé et plissé par la vie au grand air, les mains larges comme deux claques sur la gueule, Jack Moses est un phénomène de la nature. Il doit bien avoir dans les soixante-dix ans. Il parcourt sa trapline presque tous les jours pour prendre note de l'état de la faune dans son garde-manger à ciel ouvert. Il compte les ours, les loups, les castors, les martes, les visons, les lapins, caribous, les originaux, les lagopèdes des neiges, les canards, les outardes, les esturgeons, les dorés, les corégones, les truites, etc. Il vérifie les lieux pour installer des pièges et prévoir sa chasse pour l'automne, l'hiver et le printemps.
Jack passe dix mois par année tout fin seul dans la forêt boréale. L'été, il reste à Chisasibi parce qu'il y a trop de mouches et de maringouins en forêt: aucun homme ne saurait y vivre plus de quarante-huit heures sans crever au bout de son sang... Il revient vers Chisasibi à Noël, deux petites semaines, pour fêter avec sa famille, sa tribu.
On n'imagine pas facilement la force d'âme exceptionnelle que cela suppose. On l'emmène en chopper (hélicoptère!) sur son campement principal, où il a tout de même un téléphone satellite, au cas où, et Jack s'en va ensuite tout seul dans les bois, à pieds, en canot ou en raquettes. Et il marche. Et il pagaie. Et il observe la vie puisqu'il sait très bien qu'il est le gardien des lieux, le protecteur de la vie.
Jack déteste Hydro-Québec et ses foutus barrages qui tuent la vie et ramènent les chasseurs à vivre dans des HLM pourris dans un village sale et laid. Ce n'est pas une vie pour un Cri, selon Jack. Et encore moins pour un tallyman.
-I'm the tallyman of this trapline and if I was'nt there for beavers and all those what-d'yee-call-'em, what would happen to them, eh? They would be flooded and they would die, that's for sure. I ought to stay there as a part of the Great Circle of Life. For the beavers. For the bears. For all the animals, y'know?
Cette fois-ci, le projet de barrage a échoué sur la trapline R-21. Jack Moses peut respirer encore un peu, mais pour combien de temps? Les jeunes ne chassent plus. Ils vont dans les bois pour la chasse au printemps et la chasse l'automne, juste quelques jours, et ils ne savent plus comment survivre ni comment se retrouver dans les bois. Les aînés meurent un après l'autre. Jack Moses est l'un des rares Cris qui connaissent encore cette manière de vivre en symbiose avec la forêt.
Quand les gens de Montréal viennent le voir pour tester le terrain, pour voir s'il est encore là, pour installer un nouveau barrage, eh bien Jack Moses fait toujours comme son père et son grand-père le lui ont appris. Il écoute. Parce que ce n'est pas poli de parler quand quelqu'un vous parle.
Et les Blancs parlent, parlent et parlent, sans interruption, laissant à peine Jack répondre par oui ou non à leurs questions saugrenues. Ils appellent ça des études environnementales, des audiences publiques, des audits, whatever.
Et tout ce qu'en conclut Moses c'est qu'un jour ils vont inonder sa trapline, comme ils l'ont fait avec les autres traplines. Le Conseil de bande va récolter la grosse palette et les trappeurs recevront des miettes pour ensuite finir leur jour dans un HLM à regarder la télévision, American Idol ou le canal communautaire cri.
Par contre, Jack Moses reconnaît que les Blancs apportent toujours avec eux du bon café. Du café bien meilleur que celui vendu par la coopérative. Du café fin qui goûte la noisette.
***
-Can I borrow you some coffee again? demande Jack à la fille de Montréal qui prend des notes.
-Ya. Sure.
-Hmm... It's tasty. So good. Hmmm... Good coffee. Yeah. Good coffee...
Le café est gratuit, évidemment, quand on vient questionner les Cris. Et il y a même quelques biscuits, gratuits eux aussi.
On fait la même chose pour les collectes de sang de la Croix-Rouge.
-Good coffee... Megwetch!
Merde Sainte!...Bon, ça sonne mieux en anglais, mais j'ai le rhume...Rapport? Sais pas!
RépondreEffacerAnyway, je viens de laisser un commentaire sur le vidéo que tu as mis en lien. Crisse j'en avais les frissons dans le dos à les écouter!
Bon, et ce récit je l'aime vraiment. Je le connais pas ce Jack et je l'aime déjà.
Pis y'a une rage qui monte en pensant à son territoire qui risque de tomber dans les mains de "Canada Inc".
Me fait penser au vieux Zacharie, de Malioténam.
RépondreEffacerTroublante, cette vigueur, quand ils fessent sur la peau.
RépondreEffacerBelle chute à cette histoire. Le sang. C'est habile, mon Butch.
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