Conrad et Jeannine s'étaient achetés un Hibachi. Juillet 1981. C'était l'été après tout et il fallait bien faire un peu comme les autres qui avaient des barbecues sur leur perron.
Il faisait toujours chaud me semble-t-il ces étés-là. Nous étions six à suer dans un petit cinq et demi. La moitié avant était de briques. Quant à la moitié arrière, c'était demeuré à l'état de baraquement d'usines. Un mélange hétéroclite de bois, de tôle et de papier-brique goudronné. C'était plutôt laid mais nous ne le savions pas encore. Pour moi, c'était encore mon Far West. La ruelle était l'endroit où j'apprenais à survivre avec mes camarades, souvent plus pauvres que moi. J'avais un père et une mère, un toit, de la nourriture dans le frigidaire. Il ne nous manquait qu'une auto et une télé en couleurs pour rejoindre la moyenne nationale de l'époque. J'imagine que nous étions légèrement au-dessus de la moyenne dans mon quartier. Quoique mes souvenirs soient plutôt anciens, voire vagues et confus...
Par contre, ce foutu Hibachi habite encore ma mémoire...
Conrad, mon père, n'était vraiment pas habile de ses mains. Il en avait développé un certain complexe qu'il camouflait sous des tonnes de sacres et de jurons tous très catholiques. J'ai malheureusement hérité de cette propension à enligner des millions de sacres l'un après l'autre. Quant au côté manuel, j'ai eu la chance d'hériter de ma mère...
Enfin! Je me perds encore en digressions... Revenons à l'Hibachi.
Ils l'avaient acheté chez Canadian Tire, le plus loin qu'on pouvait aller à pieds, à la sortie du pont Duplessis, au Cap, près de la Reynold's Aluminium Company où Conrad travaillait.
C'était emballé dans une boîte et il fallait malheureusement assembler l'Hibachi...
Conrad, n'écoutant que sa masculinité, se mit à la tâche d'assembler ce petit grill portatif en fonte.
Il vissa le pied puis s'attaqua aux poignées de l'Hibachi.
Une fois que tout fût terminé, fier de son ouvrage, Conrad nous montra son pitoyable résultat.
Les deux poignées étaient vissées vers l'intérieur de l'Hibachi plutôt que vers l'extérieur.
J'avais 13 ans. J'étais un peu insolent, même avec mes parents, comme tous les foutus membres de ma génération X de sans-desseins.
-Heille p'pa cibouère tu l'as vissé à l'envers! lui ai-je probablement dit.
-On sacre pas tabarnak! Hostie d'sacreux de calice de cibouère! m'aurait-il répondu.
-Ouin bin tu sacres bin toé p'pa... Pourquoi qu'ej'sacrerais pas?
-J't'ai dit d'pas sacrer calice pis tu sacres pas tabarnak c'est toutte hostie!
-Ouin bin tabarouette tes pognées sont quand même vissées à l'envers p'pa mautadit...
-M'as t'en faire qu'i' sont vissées à l'envers hostie d'cibouère de calice de tabarnak de jésus marie de christ de tabarnak de saint-chrême de calvaire! A' sont vissées comme du monde tabarnak! C'est d'même que ça va hostie d'christ!!! Hostie d'jeunes maillets qui pensent qui connaissent toutte pis qu'i' connaissent rien!!! C'est ça l'bonhomme connaît rien! Gnangnangna! Cibouère de christ de tabarnak!!!
-Bin non p'pa... tu voé bin qu'el' feu va poigner après 'es poignées... 'stie...
-Hostie! 'Stie! Arrête de sacrer calice!!! I' vont toutte dire qu'les Bouchard sua rue c'est des hosties d'sauvages pis des calices de sacreux! Sont correctes les poignées cibouère de tabarnak!
-Christ p'pa allume hostie les poignées sont à l'envers!
-Soé poli tabarnak! Pis arrête de sacrer cibouère! Sont correctes les hosties d'poignées d'l'Hibachi! C'est toutte!!! Viârge d'étol de saint-cibouère du christ de tabarnak de saint-chrême d'hostie d'christ de tabarnak!
Il devait être mauve ou vert. En tout cas assez coloré pour que j'arrête de remettre en question son ouvrage...
Mon souvenir est vague. Je crois que c'est Jeannine qui, probablement une fois de plus, a dû rappeler humblement à la raison son mari si peu habile avec ses mains. Pas bricoleur, mais prêt à vous claquer vingt heures d'heures supplémentaires par semaine à la shop pour qu'on se paie un Hibachi, une laveuse, une sécheuse, un fauteuil Lazy-Boy...
Jeannine le tenait par le lit. Quand Conrad sacrait comme un charretier, elle lui faisait la grève de la tendresse. Conrad arrêtait subito-presto de sacrer. Et de s'énerver pour rien.
-Ma belle fiancée... ma Jeannine... hein...
-Waf! Tu m'diras ça quand tu s'ras vraiment moins fou comme d'la marde...rétorquait Jeannine.
-Bin là chu tranquille ma Ninine d'amour... Chu... heu... doux. Viens t'coucher Jeannine... Chu dans l'lit là... Viens t'coucher hein? Viens que j'te serre dans mes bras ma fiancée! Viens-t'en ma belle Ninine!
Et elle finissait par aller le rejoindre. Parce que c'était un homme bon. Et ma mère une femme bonne. Nous étions des gens bons... Enfin, c'était le scénario auquel l'on adhérait plus ou moins volontairement.
La paix revint un tant soit peu autour de l'Hibachi cet été-là.
Sinon que ça donna plus de travail que prévu à ma mère, dont les standards de propreté ne pouvaient qu'être trop élevés pour un Hibachi toujours dégoulinant de gras et de suie. Ce qui fait que l'été suivant, on laissa tomber l'Hibachi pour le remplacer par un truc moins salissant qui salissait tout autant... L'Hibachi a probablement été enterré au dépotoir de Saint-Étienne-des-Grès avec tous les Hibachi des années '80.
Mon père vissa probablement les poignées à l'envers une fois de plus dans le nouveau barbecue dont l'annonce était passée pendant l'émission Les tannants à Télé-Métropole.
Mais bon, au deuxième essai, tout revenait un tant soit peu dans l'ordre. Sinon que certaines vis tournaient dans le beurre et que certaines pièces étaient chambranlantes.
On se fit encore des hot-dogs et des hamburgers.
Jeannine frotta les grills mieux que nous ne nous intéressions vraiment à le faire, nous les cinq garçons de la famille en incluant mon père.
On enterrait le charbon dans la cour quand la braise avait un tant soit peu refroidie.
Si l'on fait un jour des fouilles archéologiques derrière le 856 de la rue Cloutier à Trois-Rivières , il s'y trouvera sans doute quelques vestiges de nos repas sur l'Hibachi.
Pour l'atmosphère qui régnait autour de cet Hibachi, on pourra toujours bien se référer à ce que je viens de vous écrire. J'aurai livré une autre partie de mon histoire que je bégaie à tous vents lorsque je ne m'assois pas pour tout bonnement l'écrire. Vous trouverez, ici, une version épurée et moins bavarde. Vous ne voudrez plus jamais de la version orale et c'est tant mieux. Je dois moi-même passer à autre chose et en finir avec les Hibachi.
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