Germaine est handicapée intellectuelle. Je ne sais même pas si Germaine a une famille. D'aussi loin que je me souvienne je l'ai toujours vue tout fin seule, traînant derrière elle son légendaire petit carosse de broche.
Germaine est petite, un peu boursouflée du visage et du corps, la bouche souvent pincée comme si le souffle lui était coupé.
Je l'ai croisée souvent au cours de ma vie. Il y a une dizaine d'années, je me souviens qu'elle vomissait assis sur «le banc des innocents» - comme l'aiment à l'appeler certains chauffeurs d'autobus infâmes de notre société de transport en commun.
Germaine vomissait sous l'oeil indifférent d'à peu près tout le monde. Personne ne réagissait. J'étais assis dans le fond de l'autobus, avec les parias de mon acabit. Je la vois vomir. Je vois que personne ne fait rien. Je me lève dans l'autobus en marche, tanguant vers Germaine qui continue de restituer je ne sais quoi. Je demande au chauffeur sa poubelle. Il me la tend volontiers. Germaine poursuit ses vomissures dans la poubelle jusqu'au terminus, au centre-ville. Je sors avec elle. Je lui demande si elle va bien. Ses yeux sont un peu vagues mais elle ne vomit plus. Elle me dit «Ma'ci! Ma'ci! Ch'correct... M'en va's chez-nous moui... Mautadine!» Et je me dis que Germaine ne va pas si mal après tout. Elle poursuit son chemin comme la veille et sans doute le lendemain.
Une autre fois, Germaine avait un gros filet de morve qui coulait sur sa poitrine. Nous étions dans la salle d'attente de l'urgence du CHRTR. Je lui ai proposé un papier-mouchoir. Il a presque fallu que je la mouche moi-même. Elle ne savait pas trop comment gérer sa morve, sinon son vomi.
Pourtant, elle continue son chemin avec son petit carosse de broche, jour après jour, semaine après semaine, année après année.
J'ai revu Germaine hier. Plutôt trois fois qu'une.
Je l'ai d'abord croisée au Super Calice. (C'est le surnom de notre supermarché du pauvre dans le quartier...) Germaine venait d'échapper toutes ses boîtes de conserve par je ne sais quel trou dans son quossin de broche devenu tout croche et tout de travers avec les ans. Les boîtes roulaient partout autour d'elle, dans le stationnement bondé d'automobilistes impatients et sans coeur.
Germaine regardait rouler ses «cannes» sans savoir quoi faire tandis que les automobiles détournaient autant Germaine que les boîtes de conserve, sans l'aider de quelque manière que ce soit. Des piétons déambulaient aussi dans la plus plate des indifférences, comme si cela ne les regardait pas.
Je me demande parfois si Germaine n'existait pas que pour tester le degré de mon humanité...
J'ai débarqué de mon vélo. J'ai enfilé mon masque. Puis j'ai ramassé les boîtes de conserve de Germaine l'une après l'autre. Et même qu'un monsieur d'origine latino-américaine m'a aidé pour ne pas me laisser sur l'impression qu'il n'y a que moi pour ne pas laisser tomber Germaine dans cette putain de ville.
J'ai laissé Germaine poursuivre sa route tant bien que mal avec son carosse. Puis j'ai fait mes emplettes.
Quelques minutes plus tard, retournant vers la maison, je la vois devant un poste de L'arbre à livres. C'est une initiative communautaire, des livres laissés gratuitement à la disposition des gens sous un présentoir de plexiglass. S'y trouvait-il Les filles de Caleb ou bien le Tome XI des oeuvres de V.I. Lénine? Je ne saurais le dire. J'espère qu'elle y trouva quelque chose de substantiel puisque la bibliothèque municipale est hors d'usage depuis l'incendie du stationnement souterrain qui a enfumé livres et locaux.
Je la revis justement devant la bibliothèque Gatien-Lapointe, vers 14h00.
Elle était assise toute seule sur un banc dans le Parc Champlain, à côté de son carosse de broche rempli de je ne sais trop quoi.
Elle regardait la fontaine qui ne crachait pas encore ses eaux.
Le soleil piquait un tant soit peu les yeux de Germaine dont les cheveux avaient blanchis.
Germaine doit avoir à peu près mon âge. Peut-être 50 ans. Seule. Ou dans une maison d'hébergement. L'Archipel ou je ne sais quoi.
J'ai ressenti sa solitude. Elle me semblait plus immense que toutes les solitudes que je pouvais m'imaginer ou bien croiser autour de moi.
Il devait bien y avoir quelqu'un pour s'occuper d'elle, sinon elle-même le faisait tant bien que mal.
Je l'ai saluée au passage. Elle n'a pas vraiment répondu à mes salutations. Germaine n'est pas très facile d'approche. Et c'est sans doute mieux ainsi pour je ne sais trop quelle raison vous offrir.
Je suis rentré chez-moi. Je l'ai oubliée, bien entendu.
Puis voilà qu'elle ressurgit ce matin. Comme une hantise.
Tu fais quoi Germaine dans la vie?
Qui s'occupe de toi Germaine?
Es-tu en sécurité Germaine?
Je suis fou comme ça.
Je pense trop.
C'est ce que me diraient ceux et celles qui passent devant Germaine avec la plus totale indifférence lorsqu'elle a besoin d'un peu d'aide.
Évidemment, leur avis, comme le reste, ne pèse pas lourd dans la balance de la justice sociale.
Aussi je continuerai, tant bien que mal, de lui porter secours lorsque je la reverrai.
Je vous demande humblement de faire la même chose.
Elle n'est pas méchante.
Elle ne vous mordra pas.
Elle va pincer ses lèvres et siffler un peu d'air au passage en vous regardant avec ses grands yeux atteints de strabisme convergent.
Ce sera sa manière de vous remercier j'imagine.
À moins qu'elle ne soit plus causeuse avec vous qu'avec moi.
Je fais peur un peu, tout compte fait, avec mon air et ma carrure de Shrek.
Que voulez-vous? On ne choisit pas ses bons Samaritains...
Et pourquoi en serais-je un, hein? Je ne vais même pas à la messe...
Peut-être que Germaine y va.
Et que je suis tout ce que Dieu a trouvé pour donner un peu suite à ses prières. Surtout par les jours où elle vomit en public ou bien échappe des trucs dans le stationnement du Super Calice, sous l'oeil mauvais des automobilistes chiens sales.
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