mercredi 8 juillet 2020

Cunégonde Labonté et le CHSLD Lionel-Groulx

On ne sait jamais dans quel enfer on peut sombrer. On peut aussi dire que c'est une question de point de vue.

Cunégonde Labonté faisait vivre la terreur au personnel soignant du CHSLD Lionel-Groulx.

Elle avait autour de soixante-quinze ans. Elle ne bougeait plus vraiment de son lit. Son diabète était plutôt avancé. On venait de lui amputer les orteils. Elle avait une sonde vésicale. Elle était aussi sous oxygène. Plusieurs petits bobos ici et là. Elle faisait du psoriasis, de l'eczéma, du cancer et tout ce que vous voulez ou ne voulez pas. Bref, on peut dire qu'elle était lourdement hypothéquée par toutes ces maladies.

On ne peut pas dire qu'elle avait l'air accueillante, Madame Labonté.

Elle était tout sauf agréable. Elle vous faisait sentir que vous ne seriez jamais capable de la satisfaire alors qu'elle recevait dix fois plus de soins que tous les autres... Cela frisait l'ingratitude, mais ça le personnel soignant finit toujours par faire avec.

Par contre, il y a des limites à ne pas franchir. Surtout si la dame en question n'a pas de troubles cognitifs connus et qu'elle peut encore signer des chèques.

Madame Labonté ressemblait vaguement à un melon sur deux pattes qui aurait eu une fraise au lieu du nez. Elle avait la tête frisée comme un mouton. La tête plutôt jaune paille.

Elle avait été pétrie de préjugés racistes et sociaux tout au long de sa vie.

Elle n'aurait jamais crue que cela finirait ainsi, entourée de «négresses» (sic!), de lesbiennes et autres magouas en tous genres.

Elle avait été présidente fondatrice du cercle des fermières de sa localité. Puis épouse du maire de tel village. Impliquée dans la politique à haut niveau. Elle avait été scrutatrice pour un quelconque parti nationaliste. Bref, elle était quelqu'une et on lui devait tous les égards bien entendu. On est au Québec icitte...

-J'veux pas m'faire laver par les négresses! Ni par la maudite lesbienne licheuse de pantoufle ou bin don' l'autre guidoune qui sauterait su' tous 'es queues! J'veux une personne normale pour me laver tabarnak! Une personne normale! hurlait Madame Labonté pour bien se faire comprendre.

Évidemment, la travailleuse sociale était sur son cas: une musulmane de Musulmanie, presque voilée imaginez-vous donc!

Et c'était pareil pour le docteur. Docteur Chosebine... Docteur Falalamamadou... Elle ne s'était jamais forcée à apprendre les noms de ces gens-là. Elle l'appelait parfois Roger pour le narguer. Un genre de Roger Black qui ne connaissait rien selon Madame Labonté. En fait il s'appelait Mohamed Fall. C'était un brave homme de Dakar, au Sénégal, qui aurait préféré devenir prix Nobel de littérature. Mais qui aurait payé pour ces études-là? Bref, Monsieur Fall devait maintenant faire ce sale boulot pour toutes sortes de personnes méchantes, racistes et mauvaises.

-Je ne m'appelle pas Roger Black, Madame Labonté, je m'appelle Mohamed Fall...

-Mamadou... Grosdoudou... M'en crisse... Chu chez-nous pis moé j't'appelle Roger Black ou Gregory Charles calvaire! continua-t-elle cette fois-là.

Que devait faire Mohamed Fall? Il contacta sa famille. Or, elle n'avait plus de famille. Il n'y avait plus qu'elle pour s'occuper d'elle. Et la travailleuse sociale de Musulmanie... Et tous ces voleurs et voleuses au teint foncé...

-J'veux pas les voir dans ma chambre celles-là... Les maudites n...

Madame Labonté pouvait bien pâtir avec toute cette bande d'étrangers, de guidounes et de crétins bienveillants autour d'elle. Qu'étaient devenus son beau Québec, son pays, son drapeau, ses gens? On était libres avant. On pouvait rire d'eux tout le temps sans se faire dire d'arrêter de leur faire du mal. Que s'est-il passé pour que Madame Labonté sombre dans un tel enfer?

En fait, l'enfer était là pour tout le monde.

Les soins de santé étaient en banqueroute.

Madame Labonté avait été abandonnée sur la voie de service comme tous les autres commodes ou malcommodes. Parce qu'elle était devenue ce que l'on appelle un «cas lourd». Aucun membre de sa famille n'aurait pu s'occuper d'elle même s'il ou elle aurait voulu. Cela prenait un lève-personne et au moins deux préposées formées. Sinon trois. Et parfois quatre. Et le métier n'attirait pas tant de Québécois de souche que ça... C'était comme si c'était trop demandé à un citoyen romain lambda de nettoyer les écuries d'Augias.

Fatima avait un teint d'ébène. Elle faisait partie des victimes de Madame Labonté évidemment. Elle était faite forte Fatima. Raciste ou pas, elle lavait tout le monde sans se faire écraser par qui ou quoi que ce soit. Elle était assez énergique pour que Madame Labonté se sente obligée de se laisser laver par cette maudite folle.

-Elle, j'lui parle même pas... Elle pourrait m'empoisonner... Avez-vous vu ses yeux? Brrr.... J'me laisse faire sinon A' va m'tuer!

-Où sont les racistes qui viennent prendre soin d'elle, Seigneuuuur? disait Fatima, lorsqu'elle sortait de sa chambre, épuisée, fatiguée d'avoir à défendre une certaine idée de l'humanité face à une déplorable Québécoise de souche au seuil de la mort qui n'avait aucune once de bonté ou de reconnaissance.

Les choses finirent par aller de mal en pis pour Madame Labonté.

D'abord le CHSLD Lionel-Groulx fût rebaptisé la Maison de retraite Oscar-Peterson.

Et puis, le diabète aidant, avec un cancer des poumons qui s'ajoutait, elle piqua du nez.

Du coup, elle devint un peu moins pétrie de rancoeur.

La morphine et le seuil de la mort faisaient leur effet.

Il ne lui restait plus que ce Noir, un Haïtien qu'elle appelait affectueusement Vendredi, parce qu'elle se sentait Robinsonne Crusoë perdue quelque part dans un pays lointain, dans les bras de Morphine et de son complice Ativan.

Le Docteur Mohamed Fall continuait de venir la voir fréquemment. Plus qu'aucun Blanc ne l'aurait fait probablement. Ils sont tellement excessifs les Africains...

Madame Labonté ne l'appelait plus Roger Black. Elle l'appelait Infirmier. C'était en quelque sorte une promotion qu'elle lui accordait, riait de bon coeur Docteur Fall.

-La pauvre vieille... Il ne lui en reste plus pour longtemps... Elle a des métastases partout... C'est pas joli... On ne peut lui donner que des soins de confort... Je vais lui apporter des chocolats blancs... On m'a dit qu'elle aimait les chocolats blancs...

Elle mourut, bien entendu. Elle mangea tout de même trois ou quatre morceaux de chocolats blancs donnés par Infirmier...

Il n'y eut personne aux funérailles de Cunégonde Labonté 1943-2020.

Sinon Vendredi, alias Napoléon Bélizaire, Haïtien, préposé de nuit à la Maison de retraite Oscar-Peterson. Il constata le décès. Il lava son corps souillé d'excréments. Il transféra son cadavre au four crématoire via les services ambulanciers.








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