Simone Weil est devenue ouvrière corps et âme pour mieux comprendre la condition ouvrière. Au lieu d'ergoter sur ce qu'elle ne connaissait pas, elle s'est donnée à la classe ouvrière en partageant son sort et ses conditions.
Je ne dirais pas que je suis son exemple. Cependant je vis la contradiction entre mon statut de préposé aux bénéficiaires et celui d'intellectuel. Je sais que je fais partie des travailleurs et travailleuses parmi les plus méprisés de tout le prolétariat. Un travail de fou dans des conditions qui ne sont pas toujours idéales comme vous l'aurez compris. Comme ce sont majoritairement des femmes qui pratiquent ce métier, elles sont généralement mal payées. Surtout au privé. Les conditions de travail sont tout aussi mauvaises au public. Sinon plus sous certains aspects. Sexisme, racisme et toutes sortes de préjugés permettent ceci et cela. Et, bien entendu, ce n'est jamais la faute de personne...
En relisant Simone Weil je me suis rappelé des difficultés qu'elle disait avoir pour écrire après un travail de bête qui te vide l'esprit.
Je me rappelle ces difficultés chaque fois que je m'adonne à vous écrire à la sauvette. Parce que je manque toujours de temps. Mon temps ne m'appartient presque plus voyez-vous...
Mais laissons là mes atermoiements. Revenons plutôt à Simone Weil. À un passage qui, pour moi, résonne plus fort que tout.
«L'épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir. C'est seulement le samedi après-midi et le dimanche que me reviennent des souvenirs, des lambeaux d'idées, que je me souviens que je suis aussi un être pensant. Effroi qui me saisit en constatant la dépendance où je me trouve à l'égard des circonstances extérieures : il suffirait qu'elles me contraignent un jour à un travail sans repos hebdomadaire – ce qui après tout est toujours possible – et je deviendrais une bête de somme, docile et résignée (au moins pour moi). Seul le sentiment de la fraternité, l'indignation devant les injustices infligées à autrui subsistent intacts – mais jusqu'à quel point tout cela résisterait-il à la longue ? – Je ne suis pas loin de conclure que le salut de l'âme d'un ouvrier dépend d'abord de sa constitution physique. Je ne vois pas comment ceux qui ne sont pas costauds peuvent éviter de tomber dans une forme quelconque de désespoir – soûlerie, ou vagabondage, ou crime, ou débauche, ou simplement, et bien plus souvent, abrutissement – (et la religion ?).
La révolte est impossible, sauf par éclairs (je veux dire même à titre de sentiment). D'abord, contre quoi ? On est seul avec son travail, on ne pourrait se révolter que contre lui – or travailler avec irritation, ce serait mal travailler, donc crever de faim. Cf. l'ouvrière tuberculeuse renvoyée pour avoir loupé une commande. On est comme les chevaux qui se blessent eux-mêmes dès qu'ils tirent sur le mors – et on se courbe. On perd même conscience de cette situation, on la subit, c'est tout. Tout réveil de la pensée est alors douloureux.»Simone Weil, La condition ouvrière, en ligne p. 45
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