C'était un intellectuel tout ce qu'il y a de plus commun, du genre que l'on fabrique en série dans les institutions académiques et les journaux sérieux. Rien ne lui était plus familier que les réponses toutes faites des gens de culture et de bon goût. S'ils étaient des gens si raffinés, ils ne pouvaient qu'avoir raison. Tous les torts et tous les mensonges ne pouvaient être que la chasse-gardée des crottés, des demi-civilisés ou bien des amateurs de théories du complot. Bref de tous ceux qui ont un compte Facebook et disent n'importe quoi sans jamais lire ce qui se doit.
Ce petit gros avec le visage parfaitement glabre, ce Jérémie Malouin comme il s'appelait, provenait d'un milieu de petites gens qui gagnaient honnêtement leur vie mais ne connaissaient rien de l'oeuvre de Marcel Proust. Jérémie Malouin, tout en les adulant pour épater la galerie, ne manquait jamais de les faire passer pour des ignorants, des petits boutiquiers ridicules qui tenaient un dépanneur de quartier et y vivaient pratiquement sept jours sur sept en y fumant une cigarette par-dessus l'autre.
Malouin aimait faire peuple lorsque c'était nécessaire. Et il rappelait à tout un chacun qu'il avait réussi à sortir de la masse par son génie, sa connaissance des classiques des arts et des lettres, voire par son extraordinaire talent à récolter de bonnes notes. Pour le reste, il ne fréquentait pas les trous du cul et autres minables qui regardent La Voix à la télé. Il reprenait tout un chacun pour un anglicisme, un mot mal prononcé, une référence inadéquate. Malouin se plaisait à humilier les rustres. Il appelait ça parfaire leur éducation... On n'aurait dû que le remercier de chier ainsi sur la tête de tout le monde.
Évidemment, Malouin courrait tous les événements mondains et fréquentait la crème de la société. Cette crème que d'aucuns considèrent comme des mangeux de marde. Avec raison, que je me permets d'ajouter.
Titulaire de deux maîtrises et d'un doctorat d'une école prestigieuse, il ne se laissait jamais prendre par ces propos qui ne correspondaient pas aux bonnes réponses pour réussir sa vie conformément aux diktats des grands décideurs de ce monde. Un monde fondé sur l'iniquité et l'hypocrisie.
Malouin savait rire sans trop s'esclaffer. Il buvait sans perdre la tête. Les propos grivois lui étaient étrangers parce que Madame Desmarchais n'était pas du genre à les apprécier. Et on dira ce qu'on voudra, fréquenter le Domaine Bachard des Desmarchais, c'était quand même quelque chose pour un intellectuel qui aspirait aux plus hautes sphères et fonctions de l'élite.
-Madame Desmarchais, Jasmine comme je l'appelle, est d'une écoute inégalable et soutient les arts avec passion... Que ce soit Les violons du monarque ou bien Les orgues de Nouvelle-France, elle se révèle une grande protectrice des arts, n'est-ce pas... Elle a lu mon dernier manuscrit, La cigogne récalcitrante, ou je commente avec brio l'oeuvre de Xavier de Maistre. Jasmine est adorable! Elle m'a organisé une rencontre avec un éditeur prestigieux qui fait d'ailleurs partie de leur corporation... On dira ce qu'on voudra, Jasmine sait reconnaître le talent. Ce dont je lui suis tout à fait reconnaissant...
Quand on grattait un peu ce vernis de culture sous lequel se dissimulait les Desmarchais, on trouvait toutes sortes de cochonneries scandaleuses. Les Desmarchais plaçaient leur argent dans des paradis fiscaux et profitaient de tous les régimes corrompus du globe pour faire du fric. Ils contribuaient à écraser tous les mouvements sociaux, tous les syndicats, toutes les révoltes légitimes contre la tyrannie qui survenaient dans le monde. Ils s'achetaient des politiciens ici comme là-bas pour que rien ne change jamais, pour qu'ils puissent profiter et abuser toujours plus des pauvres gens. Et ils entretenaient des courtisans qui, à l'instar de Malouin, n'étaient qu'un troupeau de renifleurs de pets.
Malouin se sentait bien parmi ses charognes qui lui permettaient de sortir enfin de la masse et de briller parmi l'élite.
Il se distinguait enfin de cette masse grouillante d'imbéciles qui pleurnichent et de fanatiques qui rouspètent.
Ils étaient, pour lui, semblables à ces vauriens qui lui faisaient la vie dure du temps de la petite école.
Maintenant que Malouin fréquentait le Domaine Bachard des Desmarchais, il n'y avait plus personne pour le traiter de petit gros. Plus personne pour se moquer de ses lectures. Plus personne pour lui reprocher de délaisser son travail au dépanneur pour aller au théâtre ou bien à l'opéra.
Il s'était élevé au lieu de se rabaisser au niveau de la fange.
Il pouvait lui aussi, tel l'aigle, dominer la foule de son regard méprisant et rapace.
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