J'ai pour mon dire que l'on peut soumettre n'importe quel thème à un bon écrivain et il trouvera le moyen d'en faire un grand texte.
Évidemment, il serait présomptueux de me soumettre à cette épreuve pour en tirer une pathétique démonstration de virtuosité littéraire.
Vous savez bien que là n'est pas mon propos.
Je tiens surtout à me gausser d'un autre en votre passive compagnie. Cet autre qui s'appellait Yvon Laverdure, un gars qui n'avait même pas l'Internet et qui prétendait ne savoir écrire qu'avec un crayon de plomb.
-Je ne sais écrire qu'avec un crayon de plomb... qu'il disait aux inconnus qui devaient lui faire face dans les bars et tripots de la ville qu'il fréquentait aussi souvent que le lui permettait son budget.
Pour vous faire une image mentale, je vous dirais qu'il ressemblait à quelque chose de gluant. Il y avait quelque chose qui clochait chez Yvon Laverdure. C'était un homme moyen aux épaules voûtées qui se léchaient toujours les lèvres en vous adressant la parole. Ses gestes étaient d'une extrême lenteur, à la limite de l'obscénité. Comme s'il tentait de détourner l'attention sur les vices que l'on devinait dans son regard louche. On ne l'écoutait pas sans ressentir un indicible dégoût. Sa grosse barbe noire avait même quelque chose de répugnant. Mais ce qui soulevait le coeur par-dessus tout, c'était sa propension à réciter à tout venant des poèmes de son cru qu'il avait écrit avec son pitoyable crayon de plomb.
-Tu t'appelles comment? Moi c'est Yvon Laverdure...
-...
-Je suis poète. J'écris des poèmes seulement avec des crayons de plomb. La technologie nous envahit et nous domine. Les gens ne savent plus écrire à la main, comme je le fais par devoir de résistance... Mes poèmes sont d'autant plus authentique que je les écris à la main... Oui... Et je prépare en ce moment un manuscrit pour les Écrits des Gorges. Un manuscrit qui remettra les pendules de la poésie à l'heure, si je puis m'exprimer ainsi...
Évidemment, on avait l'envie de changer de place en l'écoutant: pas un autre animal qui va emmerder les clients du bar avec ses poèmes de collégien mal torchés...
-Or donc la conque de la conquête est la quête de la conque et quiconque sera conquis sera heureux qui comme pelisse en chaleur!
-...
Yvon Laverdure s'en foutait que vous l'écoutiez ou pas. Il pouvait pérorer pendant des heures jusqu'à ce que son regard vicieux et son haleine de fond de tonne viennent à bout de votre tolérance.
-Donne-moi un thème, n'importe quel, et je t'en ferai un poème...
-La poésie m'fait chier, avais-je fini par lui répondre.
-Pourquoi? La poésie c'est toute la beauté du monde! C'est extrêmement difficile la poésie! C'est sublime la poésie! Il n'y a que poésie dans la vie! La poésie est la raison d'être de l'existence et celui qui est sans poésie est condamné à ne pas savourer la substantifique moelle de la vie... La poésie ceci! La poésie cela! La poésie...
-Veux-tu bien me crisser la paix avec ta barbe crottée, ton lichage de lèvres et ta poésie stupide! finissait-on par penser en son for intérieur.
La politesse étant ce qu'elle doit d'être, je n'osais pas renchérir sur cette envie que j'avais de le faire taire pour boire ma bière tranquille.
-Tu as dit que tu peux écrire sur n'importe quel thème?
-Oui... Donne-moi un thème et je te composerai un poème sublime!
-Ok. Que dirais-tu des portes et fenêtres?
-Des portes et fenêtres?
-Oui, des portes et fenêtres...
Yvon Laverdure était demeuré songeur un moment puis, prenant son crayon de plomb, il s'était mis à écrire frénétiquement comme si le sort du monde entier en dépendait.
C'est là que je lui avais faussé compagnie sans crier gare pour l'abandonner à sa création dont je me tapais tout à fait.
La serveuse était déçue que je m'en aille.
Il n'y avait que nous trois dans le bar. Je la laissais seule avec cet énergumène qui, visiblement, la faisait chier.
-Si tu savais... qu'elle me dit.
-Si je savais quoi?
-Ce gars-là c'est un hostie d'pédophile... Il a fait la une des journaux il y a deux ans... Il entraîne des enfants chez-lui... Et il tente de leur faire des attouchements... C'est un hostie d'malade! Quant à moi, j'lui couperais la queue pis les gosses el' tabarnak!!!
-Ah oui?
-Oui... J'me demande pourquoi j'le sers... J'en ai parlé à mon boss qui m'a dit "Qu'est-cé tu veux qu'on fasse?" comme si nous ne pouvions rien faire... J'suis obligé d'le supporter tous les soirs... Il me parle et j'lui réponds pas... C'est un hostie d'pédo!!!
J'en eus froid dans le dos. Je n'ai rien fait moi non plus, sinon foutre le camp.
Me trouver en présence de ce pédophile apprenti-poète n'avait pas été sans gâcher ma soirée.
J'ai donc atterri dans un bar plus prolétarien où personne n'est venu me faire chier avec de la poésie glauque.
-Qu'est-cé tu vas prendre bonhomme? m'a dit Jeff, le barman du Pub 127.
-J'vais prendre un Jack Daniel's quadruple sans glace avec une bière.
J'ai calé le Jack Daniel's quadruple d'un coup sec. Puis je m'en suis recommandé deux autres.
Au troisième, j'ai commencé à me sentir mieux.
Il y avait une équipe de balle molle qui célébrait leur victoire ainsi que des employés de Postes Canada plutôt saouls morts. Des étudiants du Cégep avaient mangé des space cakes et riaient dans leur coin.
Rien d'anormal pour tout dire.
Cela faisait du bien de se trouver en compagnie de ces fêtards plus qu'ordinaires.
On a parlé des Doors et du Parti Québécois.
Puis tout s'est terminé avec une poutine chez Bravo parce que c'est comme ça que ça se passe après trois heures du matin lorsqu'on est encore capable de marcher.
Quant à ce pédé d'Yvon Laverdure, eh bien je ne l'ai jamais revu.
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