J'ai longtemps voué un culte aux livres, peu importe lesquels. J'entassais dans ma bibliothèque des classiques de la littérature, des essais, des traités de philosophie. des livres sacrés, des livres d'histoire et autres pamphlets politiques de tous horizons. Puis j'ai eu l'envie de voyager au diable vauvert. J'avais vingt-trois ans et considérais de plus en plus ces livres que j'aimais tant comme une collection de timbres-postes qui ne contribuait qu'à me faire perdre le fil du temps. Je me suis donc débarrassé de tous ces livres. J'ai bien tenté d'en vendre quelques-uns mais la librairie de livres usagés ne pouvait pas tout prendre et m'offrait, somme toute, un prix dérisoire pour ces livres que je croyais indispensables pour ce bel-esprit que je croyais être.
Je suis parti vers l'Ouest puis vers le Nord avec Le livre d'or de la poésie française de Pierre Seghers, Rimbaud, les Évangiles, un dictionnaire français-anglais et des récits en anglais de Jack London. J'avais aussi emporté mon baladeur et quelques cassettes: The Doors, Pink Floyd, Jacques Brel, Ravi Shankar et Philip Glass. Il ne m'en fallait pas plus pour partir sur le pouce et parcourir l'immensité d'un pays qui prétendait être le mien.
Je n'ai pas cessé de lire pour autant. J'ai fréquenté assidûment les bibliothèques municipales et universitaires tout au long de mon périple. Je me souviens d'avoir lu les oeuvres complètes de Antonin Artaud à la Vancouver Public Library. Pour le reste, j'ai surtout lu en anglais pour parfaire mon apprentissage de cette langue que j'aurai appris à aimer.
Puisque je déménageais constamment d'une ville à l'autre, je ne me suis plus encombré de livres comme je le faisais auparavant. Rien ne m'était devenu plus précieux que ma liberté de mouvement, condition indispensable de mon épanouissement. Les livres faisaient encore partie de ma vie mais ils n'alimentaient plus mes manies de collectionneur. Je les fréquentais toujours tout autant mais avec sans doute plus de détachement et aussi moins de patience. Il n'était plus question de me farcir des auteurs soporifiques qui m'apportaient si peu. Hegel pouvait bien aller se faire foutre. Kant aussi. À peu près tous les philosophes allemands, à vrai dire, hormis Nietzsche, un esthète qui n'appréciait avec raison que la philosophie française du siècle de Voltaire.
J'ai fini par atteindre un certain point de sédentarité en trouvant un amour qui me comblait d'infini.
Je me suis mis à me refaire une petite bibliothèque, livre après livre, jusqu'à ce que je revienne presque à mes manies de collectionneur. J'étais passé de deux ou trois livres à près d'un millier.
Avant de sombrer dans cette forme de dépendance malsaine, je me suis mis à élaguer. Je m'étais promis de ne faire entrer dans ma bibliothèque personnelle que des livres indispensables que j'aurais toujours le bonheur de consulter. Dostoïevski, Tchekhov, Boulgakov, Chalamov et Tolstoï n'allaient pas être sacrifiés. Ni mes Marcel Aymé. Ni Maupassant. Ni Victor Hugo. Ni l'intégrale de Shakespeare. Ni Cervantès. Par contre, je me suis montré beaucoup moins indulgent envers Hegel, Kant et tant d'autres qui étaient malencontreusement revenus dans ma bibliothèque par une forme de lâcheté intellectuelle que je ne m'explique guère. Ils ont pris le chemin de l'élagage, une fois de plus, comme ce fût le cas de tous ces imbéciles essais politiques, pamphlets et ouvrages spécialisés sur le charbon...
J'ai conservé quelques livres d'astrophysiciens. J'ai même L'origine des espèces de Charles Darwin qui me fait parfois des clins d'oeil racoleurs. Un jour ou l'autre, je sais que je vais ouvrir ce livre. Et si je ne l'ouvre pas, je le conserverai précieusement par esprit de révolte envers le créationnisme.
Parmi les auteurs québécois, j'ai gardé tous mes amis et correspondants. C'est une marque de respect bien naturelle. Si jamais ils venaient chez-moi, ils pourraient voir que je ne suis pas un faux-cul.
Par contre, Claude Jasmin a été élagué. De même que Yves Beauchemin. Idem pour Jacques Godbout: out! J'ai conservé Yves Thériault, Émile Nelligan, Louis Fréchette et quelques autres, dont Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Jean-Charles Harvey, VLB et les dires de Michel Chartrand. Je ne les nommerai pas tous, mais ça tourne autour de cet axe.
Mon frère aîné, grand bibliophile, fait face lui aussi à un cruel dilemme en ce moment. Il doit se débarrasser d'un trop-plein de livres qu'il ne sait plus où mettre. Il prend sa retraite et son bureau de travail, au collège, constituait presque l'annexe de la bibliothèque de l'institution. Ces livres étaient ses outils de travail. Ils étaient nécessaires pour favoriser l'exercice de sa profession et témoigner de l'amour qu'il convient de témoigner aux livres. Par contre, on peut aimer à distance dans certains cas et laisser à d'autres le soin de découvrir ce que l'on n'aura plus le temps de visiter. Il est donc en train de faire son élagage, lui aussi. Je l'imagine suant à grosses gouttes et tremblant presque devant chaque livre qu'il doit sacrifier. Pour les ouvrages spécialisés, ça ne doit pas être trop difficile. Mais comment choisir entre telle ou telle édition de son auteur préféré? Doit-il se priver de la correspondance de Beethoven? Doit-il élaguer cet obscur auteur du XIIe siècle dont le nom m'échappe?
Comme je discutais avec lui hier, je me suis rappelé que j'avais lu le matin même que Thomas More était perçu comme le plus grand des latinistes anglais avec son "énorme" bibliothèque personnelle constituée de cent cinquante livres...
J'en ai peut-être mille. Mon frère: peut-être vingt milles.
S'il fallait n'en garder que cent cinquante, j'aurais moi aussi mes sueurs froides...
J'en ai encore beaucoup trop et dois constamment me rappeler à l'ordre.
D'autres élagages viendront. D'autres livres trouveront le moyen de rentrer dans ma bibliothèque.
Ce sera toujours à recommencer.
Jusqu'à ce que je sois vieux, j'imagine, et que je me contente de lire des niaiseries sur l'Internet.
J ' envie ceux qui comme toi peuvent lire beaucoup -
RépondreEffacerJe ne le peux pas - Bien que lisant très bien et instituteur , je lis assez lentement et perds vite patience - suite à ma scolarité élémentaire désastreuse à cause de mon léger autisme -
Pourtant depuis que je me suis remarié il y a 6 ans , je prends plaisir à lire - peut-être parce que j ' accepte ma lenteur dans cet exercice - Aussi , je me lève beaucoup + tôt que mon épouse , alors je goûte le silence dans le plaisir de ces petits dessins que sont les lettres et qui disent des mots qui arrêtent de bouger -
Pour choisir des livres je me fie aux commentaires de ceux que j ' aime -
J ' ai eu beaucoup de plaisir à lire , entre 20 et 30 ans , la science-fiction des excellents auteurs d ' alors , Asimov , K. Dick , Bradburry , Clifford Simack , .. etc . Un peu de psychanalyse - de textes hippies ...
De la poésie aussi , texte courts qui à mi-mots font parfois sentir ou comprendre des choses grandes -
Ça fait peu -
Je me cultive de culture orale et d ' internet - mais après tout , y a-t-il dans la culture orale et internet plus de conneries et moins de trésors que dans la littérature ? - à prendre et à laisser ..
Je ne m ' encombre pas de livres - je n ' en ai à la maison que 3 ou quatre - pas par ressentiment envers la littérature , que j ' admire , mais c ' est mon côté autiste qui a fait ça -
Je vis presque aussi nu qu ' un ver -
M^me mes dessins , je les donne quand on les aime , et comme c ' est assez rare , je m ' en débarrasse -
M^me les photos , j ' en fais un peu mais ne les garde pas , bien que cet art soit très enrichissant - je n ' ai que 2 ou trois photos de mes enfants - au bout du compte ce sont les images que j ' ai en moi qui prévalent -
Quand je vivais au Brésil je n' avais pour tout bagage qu ' un minuscule sac à dos et un seau en plastique pour faire ma lessive -
Au moins quand je partirai pour les terres du grand-esprit , partirai-je léger , plein seulement des bonnes choses que m ' auront données la vie et les gens qui m ' auront aimé - et que j ' aime -
On verra que si je ne suis pas trop lecteur je n ' en suis pas moins bavard et écrivassier insistant - je vous en demande pardon -
Bonne paix à vous -
@monde indien: Je me reconnais dans ta manière puisque j'ai moi aussi parcouru les routes du continent avec presque rien dans mes bagages. La quête spirituelle est bien plus importante que tous les livres de la Terre. Par contre, j'aime aussi le fromage et le vin même si ce n'est pas toujours nécessaire... Cela fait partie des petits plaisirs de la vie quand on ne nous les enfonce pas de force dans la gorge.
RépondreEffacerC'est drôle quand on se rend compte de ça. Je crois que Spinoza avait aussi une «grosse» bibliothèque, c'est-à-dire, environ 150 livres!
RépondreEffacerhttps://fr.wikisource.org/wiki/La_Biblioth%C3%A8que_de_Spinoza
@Eremita Et je suis convaincu que Thomas More comme Spinoza avait dans leur bibliothèque La vie des hommes illustres de Plutarque. C'était le grand classique de l'époque. De nos jours, on ne lit presque plus Plutarque et c'est dommage... Les radoteurs de l'antiquité m'accompagnent encore dans mes lectures: Tacite, Suétone, Plutarque... Hier, j'ai lu un truc de Philon d'Alexandrie à propos de Caligula. Il y parlait, entre autres, du pogrom d'Alexandrie commis envers la communauté juive. Cent cinquante livres et vous voilà un intellectuel de l'antiquité... Comme on fait pitié avec nos cent cinquante milles livres mal digérés...
RépondreEffacer@Eremita: Dans le texte auquel tu renvoies j'apprends que Spinoza avait aussi deux oreillers, deux couvertures de lit (une blanche et une rouge), un manteau turc noir, quatre mouchoirs de coton et un mouchoir en damier, 14 paires de chaussons en linge, deux essuie-mains usés... Il avait aussi un entonnoir de comptoir et des tuyaux en fer blanc. Il avait aussi une armoire en bois de sapin à cinq rayons où il entassait ses livres. Cent soixante pour être précis. Des livres de grammaire. Des livres sur le judaïsme. Descartes. Aristote. Des traités de mathématiques et de géométrie. Machiavel. Thomas More (sic!). Thomas Hobbes.Jules César. Tacite. Justinien. Pline. Homère. Horace. Virgile. Ovide. Pétrarque. Cervantès.
RépondreEffacerOn a beaucoup de livres, mais le temps nous manque pour les lire, car il faut travailler!
RépondreEffacerTocqueville le disait: «On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améliorer les méthodes d'enseignement et mettre la science à bon marché, on ne fera jamais que les hommes s'instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du temps. Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans travailler forme donc la limite nécessaire de ses progrès intellectuels.» De la démocratie en Amérique, tome I, p.299
En ce qui concerne Kant et Hegel, c'est effectivement tout un contrat!
Pour ma part, je suis en train d'étudier à fond Hegel, et j'ai l'intention de percer ses mystères avant la fin de l'année, promesse que je me suis faite à vingt ans, avant de foutre ma vie en l'air dans la rue.
Apparemment que Einstein, très grand physicien, était passablement inculte au dire du philosophe André Moreau.
RépondreEffacerAprès la victoire au championnat du monde, Bobby Fischer chercha à s'isoler, puis après quelques tergiversations, finit par ne plus jouer aux échecs pour se mettre à lire comme un fou tout ce qu'il avait à rattraper. S'il était «caché», c'est qu'il passait son temps à lire et qu'il voulait avoir la paix.
@erimeta: tu énonces une grande vérité via Fischer: lire pour avoir la paix! J'aime la lecture pour cette noble raison: la paix! Rien ne m'était plus agréable que de lire des livres pendant mes cours pour qu'on me foute la paix! J'aurai lu beaucoup parce que je ne voulais pas m'emmerder....
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