Une période d'anxiété s'ouvrit après la fin de mes études à l'école primaire. L'un de mes frères aînés ne cessait de me rappeler que j'aurais à me battre tous les jours. Il me conseillait sur les coups et les parades que je devais adopter pour survivre à la polyvalente.
-Tu fais semblant que t'es niaiseux pis tu t'rapproches du gars qui veut t'en crisser une en faisant semblant de brailler... Pis quand l'gars s'y attend pas, tu l'pousses de toutes tes forces dans l'escalier pour qu'il soit plus capable de bouger... Après ça tu vas l'rejoindre en bas d'l'escalier pour l'achever jusqu'à temps qu'tu sois sûr qu'i' se r'lèvera p'us...
Ces sages conseils me donnaient la migraine.
Au cas où il n'y aurait pas un escalier dans les environs le jour où l'on aurait affaire à un bully, nous crûmes bon de nous équiper dans un magasin de surplus d'armée.
Mes amis optèrent pour des machettes, des Jack knives et autres objets contondants. Je me suis acheté un simple couteau de pêche à lame d'acier pour ouvrir de bas en haut le requin qui voudrait s'en prendre à moi.
Nous étions prêts pour la rentrée scolaire. Quiconque tenterait de nous intimider aurait affaire à la bande des Cobras, comme nous nous appelions naïvement.
Il faut dire que nous avions tous le profil pour nous faire baver: l'un était maigre, les autres trop gros, trop grands ou trop petits, et moi, un gros et grand premier de classe.
Je n'ai heureusement jamais eu à sortir mon couteau. J'ai presque toujours trouvé des escaliers pour pratiquer ma technique de traître.
***
On le surnommait Mâchoire. C'était un gros baveux qui avait redoublé trois fois sa troisième année de secondaire. Il était la terreur de la polyvalente. Il avait la réputation de foutre des raclées à tout le monde. De plus, il s'entraînait à la boxe tous les soirs.
Un jour où je faisais la file à la cafétéria avec un petit gros qui était devant moi, Mâchoire s'immisça dans la file entre moi et le malheureux petit gros pour lui faire la vie dure.
Je n'ai pas osé réagir de crainte de devenir sa victime. Et, oui, j'ai laissé Mâchoire s'en prendre au petit gros.
-Heille p'tit gros, lui dit Mâchoire, donne-moé trois piastres pour payer mon repas à la cafétéria...
-J'ai pas d'argent, bredouilla le petit gros.
-T'as pas d'argent? Ah ouais?
Mâchoire entreprit de fouiller ses poches pour voir s'il mentait. Il trouva un billet de dix dollars.
-Ça vient de te coûter sept piastres de plus parce que tu m'as menti ti-gros!
Le malheureux n'osa pas répliquer. Il prit sa portion de pâté chinois et vint s'asseoir à mes côtés, comme s'il s'attendait à ce que je le protège.
Mâchoire vint nous rejoindre.
-Qu'est-cé qu't'as pris ti-gros? Du pâté chinois? J'va's y goûter pour voir si y'est bon...
Mâchoire lui enleva son assiette, piocha dans le pâté chinois, puis fit couler un long filet de morve verte dans le repas gâché de ti-gros.
-J'espère que tu vas l'manger pareil bouboule! Arf! Arf! Arf!
Le petit gros pleurnichait. Personne ne trouvait rien à redire. Même moi. Je me disais que cela ne me regardait pas...
Quelques minutes plus tard, alors que j'étais en train de prendre mes cahiers pour mon prochain cours, voilà que Mâchoire fonça sur moi pour que je devienne sa prochaine victime.
Il était accompagné de quelques vauriens qui l'encourageaient à s'en prendre à moi.
-Heille grosse plotte! me dit-il. J'te parle grosse plotte!
La grosse plotte, évidemment, c'était moi.
Mâchoire tendait ses mains devant moi comme s'il souhaitait me faire une quelconque prise de bras comme on en voyait parfois dans les Super Étoiles de la Lutte.
Mon sang ne fit qu'un tour. Je me suis souvenu du triste sort du petit gros survenu précédemment à la cafétéria de la polyvalente. J'ai empoigné les mains de Mâchoire puis les ai tordus de toutes mes forces jusqu'à ce que ses poignets craquent.
Mâchoire se mit à hurler de douleur. Je lui avais cassé les deux mains.
Je profitai de sa déconfiture pour dire aux membres de son fan-club que j'allais les achever eux aussi.
Mâchoire me promit que ça n'allait pas se terminer là.
Je lui promis de lui casser les deux jambes la prochaine fois, histoire de le réduire au statut d'homme-tronc.
Mâchoire dût se présenter à l'hôpital pour se faire mettre les deux mains dans le plâtre.
Le lendemain, on ne me regardait plus de la même manière.
Le petit gros était content d'être devenu mon ami et me pardonna ma lâcheté.
Dans les semaines qui suivirent, moi et mes amis nous mirent ensemble pour crisser une volée à tous les baveux de la polyvalente.
Ce fût un temps héroïque.
Quelque chose comme un rêve de justice qui se réalisait enfin.
On ne verrait plus jamais les petits gros et les premiers de classe de la même manière.
Nous allions faire le grand ménage parmi cette bande de pourris.
Entre temps, Mâchoire s'était suicidé.
Pas vraiment à cause de moi.
Mais parce que son mal de vivre avait fait de lui un être répugnant.
Je ne vois pas d'autres explications.
J'ai aussi eu à passer dans ces hachoirs à viande; ces centres de détention et de formattage pour jeunes, communément appelées "école" et "polyvalente...ce qui te tue pas te renforce, apparemment...je suis encore là, faque, je suppose que j'en suis ressorti plus fort.
RépondreEffacerTon histoire me rappelle la fois où un brave qui me bavait habituellement accompagné de sa gang de crétins décida un certain midi de m'affronter sans sa gang...j'en salive encore rien qu'à y repenser. Il aimait probablement pas le fait que je me crissais apparemment de lui et sa gang. Anyway, une fois rendu à portée de pied il a levé un peu de terre sous l'effet de mon coup de pied dans le ventre et s'est ramassé asset vite le corps collé au mur de ciment du corridor. Il avail mon poing gauche dans le cou qui lui tordait le collet de son chandail et qui faisait qu'il touchait au plancher que par la pointe de ces pieds.
Il n'a jamais eu le temps de réagir et je lui ai dit que s'il bougeait un seul de ses membres pour se défendre je lui effoirerais la cervelle sur le mur. Il voyait mon poing droit prêt et probablement surtout mon expression de mépris et délectation à la possibilité que je puisne lui défoncer le crâne...tu sais quand t'as vraiment le goût de tuer?...
Heureusement, ou malheureusement, il a agi come un p'tit mouton bien doux, a fermé sa gueule et j'ai plus jamais entendu parler de lui ni de sa gang de braves.
@Misko: Ça prouve que nous sommes toi et moi de vrais Sauvages...
RépondreEffacerJ'allais écrire « Way to go ! » (c'est fait), jusqu'à ce que je lise la fin de l'histoire. C'est très triste...
RépondreEffacerN'empêche, ces histoires d'agressés qui prennent le dessus, ça m'a toujours arraché un sourire. Pas par amour de la violence, pas par délectation pour la vengeance, mais simplement parce que ça déroute l'ordre des choses, celui de la chaîne alimentaire, de la pensée darwinienne. Je suis content lorsque l'intelligence, la sensibilité et le courage l'emportent.
Pour ma part, au primaire tout d'abord, j'étais en apparence une cible facile, avec mes airs naïfs. Mais je me souviens avoir boxé la tête de quelques truands. Mes réflexes déficients de survie étaient largement compensés par l'agressivité momentanément induite par une susceptibilité froissée. Et par ma grandeur, et ma force. Sinon, il y avait en particulier un bum. Instinctivement, j'ai toujours détesté les truands. Il jouait au football, une journée. Je suis allé jouer, quelques minutes, pour le simple plaisir de le plaquer le plus énergiquement possible : une fois le pauvre gars tordu là, je suis parti. Il ne m'avait rien fait personnellement, mais c'était une réplique à ses affronts universels. Disons que j'avais pris un peu d'avance. Était-ce moi, la brute ?
Au secondaire, aucun exploit à noter. La nature était ingrate avec moi : je n'étais plus qu'un type de grandeur moyenne, atrocement dépourvu de muscles. Mes bonnes relations avec certaines personnes un peu plus populaires, j'imagine, m'assuraient une sorte d'immunité.
@Guillaume Lajeunesse: Ton histoire mériterait d'être racontée en alexandrins... ;)
RépondreEffacerLe monde a fait de nous des brutes par réflexe de survie en des milieux hostiles. Il m'arrive parfois de remercier le destin d'avoir vécu en de pareils milieux. Cela m'a équipé pour la vie. J'aurai appris à ne pas cligner des yeux et à ne pas trembler comme une feuille devant des malabars. J'ai surtout compris qu'il y avait plus de théâtre que de réalité dans tous ces bombages de torses ridicules qui nous rappellent que nous ne sommes que de pathétiques gorilles qui s'exténuent à travailler au lieu de vivre tranquillement le cul assis sur une branche...
Ça ferait un poème pour le moins punché !
RépondreEffacerT'as raison. C'est un vaccin. Quand on voit des animaux, enfants, jouer agressivement les uns avec les autres, ils se mettent certainement en garde contre les dangers de la vie.
Quand j ' étais petit , et m^me adolescent , j ' étais ( ou me croyais-je ? ) très fragile ...
RépondreEffacerPeut-être m^me ai-je été autiste-léger , ( léger ? ) , à ce qu ' on m ' a dit / comment le savoir ? toujours est-il que j ' ai traversé l ' enfance et l ' adolescence comme une sorte de zombie effrayé par la vie et surtout par les méchant-e-s , rasant les murs au long des années - Puis le début de l ' âge adulte m ' a apporté un peu d ' assurance , miraculeusement ou surtout grâce à la rencontre de vrais être humains qui m ' ont reconnu comme un vrai être humain , de vrais amis - Mercis infinis à eux -
Depuis , bien que je soies guère musclé , il m ' est arrivé de foutre ma main sur quelques vraies gueules de cons -
Je ne crois pas que ces bouffes les aient rendus + intelligents - Au moins elles les auront peut-être rendu-e-s un peu moins arrogant-e-s , m ' auront un peu " passé les nerfs " , et m ' auront rapproché un peu + de ceux-celles qui savent les vraies choses -
@monde indien: les adultes seraient-ils moins cruels que les enfants?
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