Julien s'est acheté un beau chapeau qui lui confère l'illusion de la grandeur. Il est vrai que ce chapeau le rallonge de quelques pouces. Il est vrai aussi qu'il ne le retire jamais, même à l'intérieur, pour conserver ces quelques pouces supplémentaires.
Ce n'est pas que Julien soit vraiment petit. Disons simplement qu'il est légèrement moyen.
L'anonymat ne lui convient plus depuis quelques temps.
Il aura circulé en rasant les murs de la ville pendant la majeure partie de sa jeune vie. Julien souhaitait tellement ne pas se démarquer de la masse qu'il s'arrangeait pour neutraliser tout ce qu'il portait afin de se faire oublier. Il portait un tee-shirt blanc, un jeans propre, des espadrilles Yellow, un blouson en vinyle bleu marine acheté chez Wal-Mart.
Malgré tous ses efforts, on le reconnaissait toujours à son visage boutonneux auquel il devait son surnom de Face de pizza.
À ce surnom que personne ne voudrait porter s'ajoutaient aussi les brimades de tous ces méchants enfants et adolescents de son entourage.
Il n'y a rien que l'on n'avait pas fait à Julien pour lui faire regretter d'être venu au monde.
On l'avait ridiculisé, battu et humilié de toutes les façons possibles et inimaginables.
Un beau matin de mois de mai, alors qu'il songeait au suicide, Julien était entré dans une boutique de mode masculine. Quelque chose l'avait attiré là, lui qui n'entrait jamais dans ce genre de boutique. Et ce quelque chose, c'était ce chapeau.
Il semblait l'appeler de loin, comme si c'était Excalibur qu'il lui fallait extraire de la pierre pour enfin prendre le titre du Roi Arthur des beaux chapeaux.
Julien avait donc mis ce chapeau sur sa tête, avait recourbé un peu la visière sous ses yeux, puis avait été étonné de voir la face d'un dur à cuire dans le miroir.
Ce n'était plus Face de pizza qu'il voyait, mais Scarface, le Balafré, le gars que tu ne fais pas chier sous peine de recevoir du plomb à travers tout le corps.
-Je le prends... C'est combien?
-Soixante-quinze dollars monsieur, lui répondit gentiment un nain, le fils du propriétaire qui parlait avec un léger accent espagnol bien qu'il était Roumain.
-C'est cher...
-Il faut souffrir pour être beau...
-Je le prends! Tenez: soixante-quinze dollars pour vous mon petit bonhomme...
-Vous ne le regretterez pas... Ce chapeau va changer votre vie, conclut le nain en souriant de toutes ses dents plutôt propres.
Tout le budget hebdomadaire de Julien venait d'y passer mais qu'importe! Julien avait maintenant un beau chapeau.
Sa personnalité changea bout pour bout en l'espace de vingt-quatre heures. Lui qui était d'ordinaire si timide se mit subitement à parler fort comme un charretier. Lui qui n'abordait jamais les filles sans transpirer de désarroi se mit à leur faire des compliments sur la couleur de leur robe ou bien l'éclat de leur chevelure.
Ceux qui l'avaient appelé Face de pizza durent bien se tenir au cours des jours suivants.
Il se mit à en frapper quelques-uns à coups de marteau. Un marteau qu'il cachait dans la poche de son veston pour se faire justice.
Du coup, plus personne n'osa lui dire quoi que ce soit.
-Appelez-moi Le Balafré... qu'il leur disait après leur avoir fendu le crâne et avoir bien replacé son chapeau, la visière recourbée sous son regard énigmatique.
C'était vraiment un chapeau magique.
Tellement magique que sa famille en vint à penser que Julien faisait du chapeau.
-Il est devenu fou depuis qu'il porte ce chapeau! Il frappe tout le monde à coups de marteau! Il baise les voisines dans les cages d'escalier! Il prend de la drogue! Il a quitté son emploi! Il ne va plus à l'école!
Vous vous attendiez à quoi, hein? À ce qu'il demeure toute sa vie Face de pizza?
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