Il s'appelait Conrad Bouchard et il est né à Sayabec, dans la Vallée de Matapédia, le 17 ou le 18 août 1933. On n'a jamais vraiment su quel jour. On le fêtait le 18 qui correspondait peut-être au jour de son baptême.
Sa mère, Adrienne Létourneau, était une Anishnabée (Algonquine). Son père, Éloi Bouchard, travaillait pour un moulin à scie. Mon père était l'aîné du second lit. Mon grand-père avait eu six enfants avec sa première femme, dont je ne me souviens que du patronyme, une certaine Sergerie.
Ma grand-mère Adrienne a dû avoir au moins une quinzaine d'enfants avec mon grand-père. Une douzaine ont survécu.
Mon père parlait peu de son enfance. Pas suffisamment pour combler notre curiosité généalogique. Il voulait nous préserver de la misère, de la pauvreté et peut-être aussi de l'alcoolisme.
Le grand-père prenait un coup solide et la grand-mère devait faire des pieds et des mains pour nourrir sa trâlée d'enfants.
Ils étaient tellement pauvres, chez les Bouchard, qu'ils allaient à l'école à tour de rôle puisqu'il n'y avait pas assez de bottes pour la famille. Une journée, c'était Untel qui prenait les botteurlots de caoutchouc. Le lendemain c'était un autre. S'il y avait une photo de classe, on recommandait aux Bouchard de demeurer à la maison pour ne pas faire honte aux bons curés de l'école catholique avec leur pauvreté sale.
Mon père me racontait qu'il faisait tellement froid, dans leur petite maison de Sayabec, que les clous cassaient.
Il racontait aussi qu'ils mangeaient toujours la même chose: de la morue, de la soupe aux roches (aux navets, sic!) et des beurrées de mélasse.
-Qu'est-ce qu'on mange mouman?
-D'la morue...
-Pis à souère?
-D'la morue...
-Pis demain?
-D'la morue...
C'était tout ce qu'il y avait. Des oranges à Noël. Parfois des pommes.
Le grand-père faisait maison nette quand il rentrait saoul. Il sortait tous les meubles par la porte et s'emparait d'Adrienne pour lui faire d'autres enfants. Ça, c'est ce que n'osait pas nous raconter Conrad. On l'a su par ma mère. Et par les frères et soeurs de mon père.
Mon père avait pardonné à son père. Il l'appelait le vieux pirate et ne tenait pas tant que ça à le revoir. Il rappelait à ses frères et soeurs qu'il était devenu un vieux croûton et que ce n'était plus nécessaire de lui en vouloir. Mon père avait cette faculté d'être bonasse et pas rancunier. Une faculté que j'ai héritée de lui.
Il s'est marié avec ma mère en 1958, après le décès de ma grand-mère Adrienne que je n'aurai jamais connue puisque je suis né dix ans plus tard.
Mon père était le protecteur d'Adrienne. Il retarda son mariage jusqu'à son décès parce qu'il savait qu'il aurait fendu le coeur de cette pauvre petite femme qui devait peser autour de trois cents cinquante livres. Son coeur finit tout de même par fendre et elle mourut. Éloi prétexta qu'il ne pouvait pas élever ses enfants plus jeunes et les envoya tous à l'école des réformes pour ensuite se remarier une fois de plus.
Mon père rencontra ma mère dans un club de Trois-Rivières. Mon père avait sans doute approché ma mère pour lui faire des compliments qu'elle n'a pas su prendre parce qu'il sentait un peu la boisson.
-Chu p't'être pas joli, mademoiselle, mais chu poli! qu'il lui avait dit.
Il n'était pas laid, le père, d'autant plus que je lui ressemble comme deux gouttes d'eau... Il devait se sentir pas joli après quelques verres dans le nez.
Quoi qu'il en soit, mon père s'est mis à descendre plus souvent de Lachine, puisqu'il travaillait à la Dominion Bridge, pour rencontrer ma mère, Jeannine René, aux Trois-Rivières.
La famille de mon père avait habité au Cap-de-la-Madeleine et certains Bouchard y demeuraient encore. Ce qui expliquait les visites de mon père.
Mon grand-père Rodolphe René influença positivement mon père qui le prit pour modèle de probité masculine. Conrad voulut prouver à Rodolphe que Jeannine ne regretterait pas de se marier avec lui, malgré la mauvaise réputation des Bouchard, des batteurs de femme selon ma grand-mère Valéda Lefebvre.
Mon père n'aura jamais battu ma mère. Ma mère non plus. Ils se sont aimés comme j'ai rarement vu un couple s'aimer autant dans la vie. Cela me sert encore de modèle et de motivation. Ils marchaient encore main dans la main après trente-cinq ans de mariage quand d'autres couples se balançaient des assiettes par la tête.
Mon père et ma mère ont eu quatre enfants, quatre garçons. Après le quatrième garçon, ma mère était tellement déprimée que mon père alla se faire une vasectomie. Je suis le troisième de ces garçons et la preuve vivante que la méthode Ogino ne fonctionne pas.
Mon père a travaillé presque toute sa vie à titre d'opérateur de chariot-roulant pour la compagnie d'aluminium Reynold's de Cap-de-la-Madeleine. Quand la Reynold's était en grève, il était concierge, agent de sécurité ou Père Noël chez Zeller's pour nourrir sa famille. Il était aussi marguillier de la paroisse Notre-Dame-des-Sept-Allégresses, anti-duplessiste notoire, électron libre, libéral qui votait oui pour l'indépendance du Québec et bénévole pour la Société Saint-Vincent-de-Paul.
Il est mort à 62 ans d'un cancer colorectal. Il n'a jamais parlé de son cancer tout au long de sa maladie. Il vomissait et crachait du sang après ses séances de chimiothérapie. Pourtant, il faisait semblant que tout allait bien quand tout allait vraiment mal.
Il détestait les automobiles, le Grand Prix de Trois-Rivières, le boucan et la boucane.
Il est mort le premier août 1995. C'était un vendredi. En plein déclenchement du Grand Prix.
Des gens de la paroisse applaudirent le cortège funéraire, sachant que Monsieur Bouchard était un bon bonhomme. Cela m'a ému. Il ne passait pas pour un sale.
Mon père fût enterré au cimetière Saint-Michel pendant la finale du Grand Prix.
Tandis que nous lui faisions nos adieux, on entendait les bolides filer à vive allure dans les rues de Trois-Rivières.
C'est aujourd'hui le Grand-Prix de Trois-Rivières. Des souvenirs heureux et malheureux jaillissent à ma mémoire.
Je ne suis pas tant nostalgique. Je ne m'ennuie pas vraiment de mon père.
Je sais qu'il est là, aussi stupide que cela puisse paraître, chaque fois que je me regarde dans le miroir.
J'ai ses yeux, ses cheveux et son attitude pugnace tout autant que réservée.
Je suis le double de mon père, son poteau de vieillesse comme il se plaisait tant à me dire pour m'étriver.
Il était plus que mon père. Il était aussi mon ami. Même si l'on prétend que l'on n'est jamais amis avec ses parents.
Ce n'était pas mon cas. Je lui parlais comme je n'aurais pas parler à mes meilleurs amis parce que je savais qu'il était comme moi, solitaire, taciturne, sensible à ce que ses enfants et sa femme ne manquent de rien même s'il n'avait rien.
Je pourrais vous parler de la Reynold's Aluminium qui a crossé la retraite de mon père et de ma mère: ce serait inutile.
L'eau est tombée sous les ponts.
La Reynold's peut bien manger d'la marde.
Mon père était mon héros.
Et il l'est encore.
Je suis fier que les gens m'arrêtent dans la rue pour me dire: "toé, t'es sûrement le fils à Teddy, Teddy qui travaillait à la Reynold's..."
-Oui, leur dis-je tous, c'est bien moi le fils de Teddy. C'est moi le fils de Conrad Bouchard.
Papa et maman.
Jour de mariage.
Papa Noël, mon frère Mario et moi.
Père Noël.
Mes parents, mes frères Christian et Serge.
Sur le parvis de l'église. Les René d'un bord, les Bouchard de l'autre.
Mon père, sur un chariot-élévateur à la Reynol's Aluminium Company.
Sans commentaires...
RépondreEffacerBonjour à Papa Bouchard ,
que j ' aurais bien aimé avoir connu ,
comme j ' aurais tant aimé connaître Susette ,
la mère de ma femme !
Qui sait ? ...
Bonne f^te à toi et aux tiens-nes !
@monde indien:merci.
EffacerC'est tellement vrai que tu lui ressembles! Ma grand-mère disait: "Il retient pas des poignées de porte"...
RépondreEffacer@Mistral: Le fruit ne tombe jamais très loin de l'arbre.
Effacer@Mistral: Je m'ennuie de ta prose. J'espère que tu penses au lecteur insatiable que je suis.
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